Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Lee ne perdait pas un pouce de sa dignité; il fumait tranquillement, regardant fuir les rives mêmes de l’île où il vivait chaque jour cette aventure étonnante, contradictoire avec le sens ordinaire de sa conversation. Au loin, sur la droite, avant d’aborder Pallanza, il avait regardé d’un œil sec la grille de la grande allée aux marches douces, enfoncées sous les arbres, à l’extrémité de laquelle était le palais rose contenant la chambre des fleurs ! Et la Carlotta, qui risquait sa vie, chaque soir, à lui épingler des iris à la boutonnière, était là, à trois pas de lui, à son ordre évidemment, pour qu’il ne fût pas une soirée privé d’elle; et il lui semblait aussi étranger que le premier venu, lui accordant tout juste l’attention qu’il fallait pour qu’on ne remarquât pas qu’il ne lui en accordait aucune. En l’observant, au cours de ses pensées muettes, Dompierre avait, ce matin même encore, remarqué sur son visage, le passage rapide du masque douloureux qui l’avait frappé si vivement lorsqu’il lui avait fait l’aveu de l’impuissance de son cœur. Qu’éprouvait-il donc pour cette admirable fille, s’il n’était pas parvenu à l’aimer ? Un attrait physique seulement ? Mais au point de la combler d’or ? Au point de ne pouvoir se séparer d’elle une nuit ? Au point de la corrompre par des goûts de luxe qu’elle ne pourrait continuer de satisfaire lorsqu’il aurait changé de caprice ? Au point enfin de la compromettre vis-à-vis de tout son village par ce voyage sans but avouable, qui aurait des témoins indiscrets et vaudrait à son retour, à la malheureuse, la perte de son fiancé et la honte ? Ou bien ne trouvait-il, en vérité, dans la beauté de cette fille, que l’occasion des rêves infinis de poésie ou d’amour que réclamaient son esprit et ses sens exaltés ? Produisait-elle, par la perfection de son corps et la simplicité de son âme, sur le cerveau du poète, un effet analogue à celui dont on avait été témoin sur la petite place d’Isola Bella, lorsque Carlotta vêtue de loques inspirait au crayon de l’Anglais ces gracieuses arabesques idéales qu’il avouait ne pouvoir point composer sans le concours d’un être réel ? Cette supposition à peine vraisemblable, étant donné un homme ordinaire, ne paraissait pas du tout incompatible avec la figure que Dompierre se composait de Dante Léonard William; elle s’accordait beaucoup plus que toute autre avec le prix qu’il semblait mettre à ne se pas séparer de celle qui lui tenait lieu véritablement de muse. Carlotta lui était du même secours que le clavier ou la corde sonore au musicien. Peut-être alors demeurait-il chaste en sa présence ! peut-être les deux amants de la chambre des fleurs au palais roses en sortaient-ils vierges.

L’invraisemblable, l’inouï, l’impossible ! Mais les situations les plus ordinaires de la vie quotidienne abondent en faits qui méritent ces épithètes extrêmes. La vie est un perpétuel sujet d’étonnement, un fourmillement de surprises, un déroulement de phénomènes exceptionnels, une apparence continue de miracles. Il n’y a pas une famille, pas un couple de personnes dont l’intimité soudain dévoilée ne soit propre à combler de stupeur le témoin le mieux prévenu et le plus clairvoyant. Qui donc, à voir notre petit monde réuni ce matin dans l’espace que peuvent occuper deux banquettes, sur le pont d’un bateau à vapeur, se fût douté des dessous abominablement machinés des figures égalisées par la politesse ou, si l’on aime mieux, par le mensonge ? Et quoi de plus baroque que ce troupeau rongé par l’amour, par la rivalité, par la méchanceté, par de sourdes haines, et réuni côte à côte, docilement, pour une partie de plaisir en commun, à la voix du seul homme, parmi eux, qui n’eût rien à cacher, qui essayait de leur verser son insouciance et son bonheur, et qui se trouvait — à son insu — le plus intimement intéressé à leur agitation secrète, puisque sa vie entière pouvait être bouleversée par un mouvement de la lave souterraine qui les travaillait ?

L’amitié entre Mr Belvidera et Dompierre s’accentuait de jour en jour. Celui-ci avait tenté loyalement de l’éviter tout d’abord, sans avoir eu le courage de la fuir. Ensuite, pris au charme d’un naturel aussi rare et d’une droiture si précieuse, il avait mis sa main dans la sienne avec un plaisir d’une saveur inconnue de lui jusqu’alors. Il en rougissait parfois, et Mr Belvidera avait dû prendre son émotion pour l’élan de sa sympathie. En réalité, il goûtait, il savourait la plus noble nature d’homme qu’il eût rencontrée, et il avait simultanément la conscience de l’avoir souillée irréparablement. Il avait la conscience de la déchirer encore à l’heure qu’il était, de la déchiqueter en lambeaux avec l’acharnement de la bête fauve sur sa proie préférée. Il mordait à dents de loup dans cette beauté, dans cette franchise, dans cette grande vertu d’homme, et il secouait la tête en dépeçant les morceaux sanglants avec voracité. « Je t’aime, je t’estime, était-il tenté de lui dire, en lui donnant sa main; tu es l’ami que j’ai cherché toujours : une âme d’homme fière, solide, et sans détours. Appuie-toi, confie-toi; je m’appuierai, je me confierai moi-même; ah ! comme j’en ai besoin ! comme il me manquait un ami !… Ha ! ha ! je me confierai ! sais-tu ce que j’aurai à confier à ton amitié ? Ceci, écoute bien : cette femme vers qui vont tous les yeux comme vers la lumière, cet être admirable, le seul sans doute qui t’ait fait tressaillir, car tu es de ces hommes qui ne connaissent qu’une femme; celle qui a été ta fiancée, qui t’a donné toutes les pures délices avant de te fournir les voluptés de l’amour, ta femme, la mère de ton enfant adorée; sais-tu ? voilà six semaines que je la tiens dans mes bras chaque nuit, qu’elle m’enivre de ses regards et de ses mots d’amour en face de tous les gens que tu vois là, que tu veux pour amis; oui, oui, tous le savent, jusqu’à cette jeune fille blonde qui sourit à ta fillette, mais oui ! celle-là même nous a vus les bouches unies ! Bien mieux ! ta fille, ta fille qui n’a pas dix ans, dans la pénétration étonnante de son instinct, soupçonne sa mère de détourner d’elle et de toi son amour, et tu peux lui en voir sa jolie petite figure tout attristée, regarde !… Ah ! comme je suis heureux d’avoir trouvé un ami !… »

L’Italien le cherchait, l’appelait à toute minute; à la moindre occasion, il avait besoin de lui. Gabriel lui-même n’éprouvait le désir de causer qu’avec lui, dès que les idées générales de Lee commençaient à le fatiguer. Et la secrète douleur que lui causait son approche, à cause de l’inévitable retour sur soi-même, lui devenait un excitant puissant qui participait de sa passion contrariée, de sa rage contrainte, de toute la fièvre qui le dévorait. Il se vautrait à corps perdu dans cette amitié, et, à mesure qu’elle s’affermissait, s’avivait de part et d’autre, il y puisait une sorte de cynisme, un goût violent d’en jouir et d’en abuser. Il était tiré de l’espèce de paralysie que lui avait occasionné le premier contact avec la mari de sa maîtresse, de cette singulière prostration respectueuse en face de la noble dignité d’un homme. Trois jours de privation de Luisa avaient suffi à lui bouleverser la raison, à lui exaspérer les nerfs et à faire triompher en lui toute la tourbe d’instincts cruels que contient l’amour. Son désir ardent et naturel d’avoir Luisa s’augmentait de l’envie frénétique d’arracher Luisa à son ami. Il s’était juré que la nuit ne se passerait pas qu’il n’ait accompli son dessein.

Après le déjeuner à Lugano, au bord du petit lac encaissé dans les montagnes, le hasard de la promenade sous les arcades ombreuses de la ville l’ayant placé un moment seul à côté de Mme Belvidera, elle lui dit, à l’étourdie, ainsi qu’on fait pour rompre le silence :

—    Eh bien ! il paraît que l’on passe la nuit à Lugano ?…

—    Et que je la passe avec vous ?… lui glissa-t-il effrontément, à voix basse.

Elle le regarda avec des yeux si étonnés qu’il fut sur le point de lui faire observer qu’après tout sa proposition n’avait rien de si extraordinaire.

—    Vous êtes fou ! dit-elle.

—    Il y a de quoi !…

—    Vous savez bien que ce que vous me demandez est impossible.

—    Je ne vous ai jamais demandé que l’impossible, et vous l’avez fait.

—    Taisez-vous ! taisez-vous ! dit-elle.

—    Pourquoi me taire ? voici un des rares moments où nous sommes seuls. Je veux vous parler. Vous savez bien que je suis à la torture, que tout ce qui se passe m’est un supplice perpétuel, que j’ai une faim atroce de vous, Luisa, ma chérie, ma bien-aimée !…

—    Chut ! je vous en prie, on vient !…

—    Non ! non ! je ne me tairai pas; entendez-vous ? Je vous aime; je vous veux; je vous veux !

—    Mais taisez-vous donc ! mon mari est sur nos talons !

—    Ce soir, entendez-vous, une heure avant le dîner; je vous attendrai dans ma chambre, au bout du corridor, nº 27 !

Il lui dit ceci, très tranquillement, très à l’aise, en se penchant vers son visage, presque à la barbe de son mari qu’il voyait derrière eux, les touchant presque; puis il retourna la tête en arrière du côté de Mr Belvidera, et ajouta tout haut, en souriant et prenant la jeune femme par le bras avec familiarité :

—    Courons ! courons ! Voici votre mari qui nous surprend en flagrant délit de flirt !

Mr Belvidera sourit simplement en se glissant entre eux, pour les séparer, et leur prit le bras à l’un et à l’autre.

Gabriel était heureux de son ignominie; il ne la trouvait pas assez forte; il aurait voulu quelque chose de plus abject. Mais il ne fallait pas désespérer; l’occasion s’en offrirait tôt ou tard.

Cependant, le soir dans sa chambre, en prêtant l’oreille aux pas du corridor, à l’heure du rendez-vous fixé, il se demandait si Luisa n’allait pas le mépriser terriblement. « Je ne puis l’avoir, se disait-il, que moyennant des tours de force du genre de celui de cette après-midi, et par des audaces si basses, je m’aliène son estime; elle ne viendra pas. Je suis perdu. »

On ouvrit la porte sans frapper. C’était elle.

—    Ah ! ah ! dit-elle, en se jetant dans ses bras, comme tu as du toupet !

—    Pourquoi ? comment ? fit-il, car il ne pensait plus à rien; il oubliait tout, sous le coup de sa présence soudaine, de son baiser, de son corps appliqué à lui comme ces feuilles qu’un vent d’automne plaque vivement contre le tronc des arbres.

—    Oh ! oh ! tantôt, tantôt !… dit-elle.

Elle se pendit à son cou :

—    Oh ! oh ! tu m’aimes donc tant que ça, dis ! tu m’aimes donc tant !…

Il lui dit avec franchise :

—    Je tuerais qui tu voudrais, pour seulement t’avoir là, l’espace d’un quart d’heure.

—    C’est bien vrai ?

—    C’est vrai.

—    Sais-tu que c’est abominable ce que tu as fait là !

Et elle riait, riait, non plus de son rire de belle créature épanouie, mais avec une joie nerveuse quoique presque enfantine, où il y avait de la férocité.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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