Le parfum des îles Borromées | |
Page: .37./.53. René BoylesveLe parfum des îles BorroméesElle se passa la main sur le front. Leur conversation, telle qu’ils n’en avaient jamais eue, commençait à lui causer une sorte de douleur dont l’expression sur son visage, était inconnue pour Gabriel. Il ne désirait plus de sa part que de nouvelles blessures à son amour-propre et à son amour. Il sentait que c’était le début, pour l’un comme pour l’autre, d’une torture enivrante qui ne ferait que s’exaspérer, et dont les conséquences lui échappaient. — Vous tenez à le savoir ? dit-elle. — Oui ! oui ! — C’est absurde. Tant pis pour vous !… Il y avait dans le jardin d’une de mes tantes, sur le Pausilippe; un vieux chêne vert dans lequel on montait à peu près de la même façon, et où l’on avait la plus belle vue de Naples. Le soir de mes fiançailles avec Monsieur Belvidera, on nous laissa nous promener tous les deux, et nous montâmes par enfantillage dans l’escalier ménagé au cœur de l’arbre. Ce fut là qu’il me donna son premier baiser, et à ce moment, il me sembla que le monde entier était changé pour moi. Quand je relevai les yeux, je ne reconnus rien de ce que j’apercevais, ni la mer, ni le Vésuve, ni la longue ville étalée à nos pieds, sauf lui qui me soutenait la taille et me regardait. Il effaçait tout; je ne voyais plus que lui… Oh ! mon ami, pourquoi me faites-vous dire cela ? — Mais pourquoi, si souvent, m’avez-vous entraîné vous-même dans l’olivier ? — Est-ce que je sais ? — Vous vouliez vous faire souffrir à plaisir ? — Mais non ! mais non ! C’était plus fort que moi; je n’avais pas envie de souffrir, allez ! D’ailleurs, je n’ai fait la grimace qu’une fois, vous l’avez remarqué… — Et à propos de quoi ? — Parce que vous me disiez si exactement la même chose qu’il m’avait dite, que j’ai eu peur; je me suis retournée; j’ai cru qu’il était là. — Mais vous êtes tombée dans mes bras un moment après, en pleurant. Et quand je vous ai parlé, vous vous êtes relevée brusquement, comme si le son de ma voix vous étonnait; peut-être ne saviez-vous plus que c’était dans mes bras que vous étiez ? — Oh ! vous êtes dur !… Je ne savais rien, allez ! j’étais folle ! Les larmes lui vinrent aux yeux tout à coup. Elle lui entourait le cou de ses bras. Et elle lui demandait : « Pardon ! pardon ! » — Luisa, vous me trahissez tout le temps, même au milieu de vos meilleures caresses !… — Qui, dites-vous que je trahissais ? Il n’osa répéter que c’était lui qui se plaignait d’être trahi. Ils se regardèrent tous les deux, ayant chacun dans les yeux cette flamme d’ironie amère qui jaillit souvent comme une étincelle, entre les amants, et où il y a une sorte de joie, de la cruauté ou même de la vilenie exécutée de complicité, avec un peu de pitié sur soi-même. Il fit malgré lui un « ha ! » avec l’air de rejeter quelque chose de nauséabond. — Qu’est-ce que vous voulez ? dit-elle, l’amour a un goût âpre, à ce qu’il paraît… Ça vous dégoûte ? Il admirait sa fermeté d’amante; elle ne faiblissait pas un instant, elle était imperturbable dans le maintien de son rôle écrasant. Ils remuaient à eux deux tout ce que leurs relations avaient pu contenir d’écœurant : elle était soulevée jusqu’aux larmes par la brûlure des souvenirs évoqués, et par le souvenir des plus cuisantes douleurs; elle abîmait, meurtrissait, traînait dans la boue son amant vis-à-vis de l’image vivante de sa passion légitime; elle lui enfonçait dans la chair avec une insistance de tortionnaire l’humiliation de cet autre amour jamais éclipsé par lui; et elle restait à côté de lui toute prête à poursuivre avec frénésie l’étrange association de leurs deux êtres exaspérés. La pendule sonna une demi-heure. Gabriel crut devoir lui rappeler que le temps passait. — Il vous attend ? fit-il. — Oui, dit-elle. — Mais, si je vous attendais, moi, je trépignerais, je m’impatienterais, je ne tiendrais pas en place !… — Il fait de même. — Luisa ! et vous allez passer comme cela toute chaude, dans son lit ! Cette idée, voyez-vous, est insupportable ! — Toute chaude ! fit-elle, sur un ton volontairement ambigu, ce n’est pas l’entretien que nous avons, je suppose, qui me vaudra cette qualité. Et elle se laissa tomber tout d’une pièce, sur le dos, en travers du lit. « Elle aussi est cynique, fit Gabriel. Elle l’est avec sérénité; et elle apporte dans son cynisme une désinvolture qui est bien la plus étrange chose du monde, étant donné la femme qu’elle est, hors des heures de passion. Mais, grand Dieu ! quel est donc le poison qui coule dans nos veines ! Quelle est la drogue infernale que boivent aux lèvres l’un de l’autre les amants ? Il y a là évidemment une possession, la possession d’un dieu farouche, enragé, cruel, sanguinaire, impitoyable et de qui les vues doivent être au moins sublimes, s’il faut une compensation à leur apparente absurdité ! — Oh ! je ne puis plus, je ne puis plus du tout supporter cela; c’est odieux ! C’est d’autant plus odieux que j’aime davantage ce qui me révolte en elle et que je meurs d’embrasser les lèvres qui viennent de prononcer ces mots malheureux, malséants, presque dignes d’une… Ha ! ha ! ha ! et tout à l’heure, elle va partir, et le supplice va recommencer de la jalousie, des représentations imaginaires de cet autre amour, peut-être aussi violent que celui qu’elle me donne, et où elle est plus heureuse, où elle est plus belle, où elle est sans amertume, sans l’atroce piment de la laideur de l’adultère ! Non, je ne veux plus, je ne veux plus ! Je vais la renvoyer; je partirai demain : j’oublierai tout cela ou je mourrai de l’affaire; mais mieux vaut cette solution; mieux vaut n’importe quoi plutôt que de continuer la vie que nous menons là ! » Il avait préparé une phrase courte et nette à lui dire en se penchant au-dessus d’elle, en la regardant en face, de façon qu’elle vit bien qu’il était résolu à lui dire cela. Après quoi, tout serait fini. Quand il atteignit son visage qui était tourné vers le plafond, sa langue fourcha; il dit tout autre chose que ce qu’il avait décidé : — Luisa ! il vous attend;… cela ne vous fait donc rien ? Dans l’accent de sa voix, dans le sens de sa phrase irréfléchie, soudaine, et qui fut pour lui-même une surprise, toute sa lâcheté amoureuse était sensible, et réapparaissait l’espoir, le triste, le stupide, le satané espoir d’être aimé, d’être aimé, lui seul, ou décidément plus que l’autre. — Il m’attend ! dit-elle. Mais, mon ami, vous ne pensez donc qu’à lui ?… En effet, ajouta-t-elle, avec un raffinement de méchanceté qui n’est possible que dans de tels moments, en effet, vous êtes tellement son ami ! — Oh ! Luisa ! dit Gabriel, suffoqué par la surprise et la colère, et en lui serrant un des poignets dans sa main. Il devait lui faire atrocement mal. Elle ne poussa pas une plainte. — Pouvez-vous me reprocher cela ? lui dit-il; vous savez quelle insurmontable sympathie est née entre lui et moi dès la première heure, dès le premier instant… C’est vous qui auriez dû prévoir cela. — Le prévoir, oui… C’est peut-être même parce que vous lui ressemblez un peu, parce que vous deviez avoir beaucoup à mettre en commun avec lui, que je vous ai aimé !… — Alors, il fallait l’empêcher ! — Non ! — Pourquoi ? pourquoi ? dit-il en lui tordant les deux mains. Tu voulais donc que ce qui est arrivé arrivât ? Ça te fait donc plaisir de me voir au supplice plusieurs fois le jour quand ma conscience se révolte au moment où je lui donne ma main, cependant du plus grand cœur que je l’aie jamais donnée à quelqu’un ? Ça t’amuse donc de me voir grelotter d’amour pour toi dans le brasier même du grand amour dont il te couvre, dont tu te laisses couvrir avec tant de fierté et de bonheur… et de raison ! hélas ! car je t’admire moi-même d’être aimée de lui; je souhaiterais presque, par satisfaction d’amour-propre, que toute femme aimée de moi fût au moins distinguée par lui ! Je l’aime presque autant que toi ! Dis ! c’est ça qui te plaît; c’est cette guerre à côté de toi, à cause de toi, qui te grise; c’est une espèce d’odeur de sang qui te monte à la tête; la guerre entre frères a quelque chose de toujours plus ignoble, c’est plus touchant pour vous autres femmes, et tu goûtes une atroce volupté à ne pas savoir auquel des deux vont tes vœux ! — Laisse-moi ! laisse-moi ! dit-elle, tu me fais mal. Elle était à bout et pleurait de douleur à cause des étaux dans lesquels ses mains étaient prises. Le reste de ses vêtements s’en était allé dans le désordre de la lutte, et était retenu à peine par une de ses jambes qu’elle agitait au bord du lit. Il était décidé à lui lâcher les mains de peur de voir son corps étendu. Mais elle lui avait saisi les siennes à son tour et, avec une adresse sans égale, ses mains couraient le long des bras du jeune homme sans lui faire de mal, elles, et ses bras lui entouraient les bras comme des serpents dont l’étreinte lente et habile doit vous étouffer irrémédiablement. Il ne comptait plus que sur la colère, sur quelque mot terrible. — Mais si tu as voulu cela, lui dit-il, tu es infâme, tu es la dernière des dernières, ce que tu es n’a pas de nom : veux-tu que je te dise ce que tu es ?… Elle eut une sorte de rire sourd, et lui happa les lèvres, en étouffant le mot qu’il allait dire, dans un baiser où il sombra tout entier… René BoylesveLe parfum des îles BorroméesPage: .37./.53. |