Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Gabriel, en allant attendre dix heures dans les jardins, tomba sur Mr de Chandoyseau qui faisait l’éloge de sa femme au révérend Lovely.

Rien ne pouvait être à la fois plus comique et plus pitoyable. Le pauvre clergyman était venu là sans doute dans le but d’éteindre par des cent pas multipliés, les secrètes ardeurs qu’il attribuait au climat et au lieu, et qui lui venaient évidemment des agaceries malignes et savantes dont l’abreuvait la Parisienne. Que de fois l’avait-on vu marcher sur ce gravier craquelant, le chapeau à la main, les tempes humides de sueur, les yeux un peu égarés et comme honteux quand un regard étranger les rencontrait, enfin marmottant du bout des lèvres les arides versets sacrés que contenaient son remède et son salut ! C’était à croire que le « Malin », selon son expression, était vraiment de la partie, puisque le malheureux, dans la fuite héroïque de la tentation, était rejoint précisément par le seul être au monde qui fût capable d’aviver sa plaie en lui parlant avec complaisance de Mme de Chandoyseau : Mr de Chandoyseau.

Cet admirable mari n’y voyait point malice, et il était à cent lieues de penser que chacune de ses paroles tombait en l’esprit de son compagnon de promenade, comme les gouttelettes de la plus inflammable essence sur un brasier ardent. Il ne connaissait au monde que sa femme. Totalement étourdi par l’agitation perpétuelle qu’elle entretenait autour de lui; l’esprit anéanti par son incessant babillage qu’il n’appréciait et n’entendait même plus; toute initiative paralysée d’avance par les mille volontés de cette tête de linotte; il avait l’illusion qu’elle couvrait et éclipsait l’univers. Ayant donc rencontré le révérend Lovely, il lui confiait, avec une grande bonhomie, le seul souci qu’il eût, et qui se trouvait être par un hasard ni plus ni moins extraordinaire que les autres hasards, justement le seul souci du révérend Lovely.

La simplicité naturelle du clergyman le préservant d’imaginer que Dompierre avait pu pénétrer le fond troublé de son âme, la présence du jeune homme ne causa pas d’embarras nouveau dans le colloque, et il fut même le plus gêné des trois, par l’incertitude où il était de devoir renchérir sur l’apologie de Mme de Chandoyseau, ou bien tenter de faire dévier la conversation. Quelle était la détermination la plus généreuse à prendre ? il l’ignorait. Le révérend en était-il actuellement à la période de lutte cuisante où le pécheur se débat contre la tentation; ou bien touchait-il une de ces phases d’accalmie légère que Dieu accorde par une bienveillance excessive, où l’horrible du péché disparaît et où l’on en savoure, une seconde d’ivresse ou d’hébétude, l’apparence enchanteresse ? Peut-être d’entendre parler de la séduisante Herminie lui était-il doux ? Peut-être puisait-il une sécurité trompeuse à écouter ces éloges prononcés par un organe légitime, ce qui lui semblait une garantie de l’impossibilité d’accomplir le péché; car évidemment cette femme tant admirée de son mari lui rendait estime et amour, et ne distribuait au dehors, — fût-ce aux plus tendres privilégiés — que le trop plein d’une exubérante bonté.

Le révérend Lovely écoutait attentivement son complaisant interlocuteur. Gabriel prit le parti d’en faire autant. Jamais le soupçon ne vint à l’idée de Mr de Chandoyseau que le sujet qu’il traitait pût ne leur offrir qu’un intérêt médiocre. Il ne tarissait pas.

Dompierre, en veine de méchanceté, crut devoir souligner son dire, de-ci de-là, par de légers signes d’acquiescement. Il poussait de temps à autre un petit bougonnement favorable. Il vit que le révérend lui en savait gré. Il insista, il parla même. Ce fut au tour du révérend d’adopter ses signes d’acquiescement et son bougonnement favorable. Le clergyman s’entraînait, s’échauffait, s’enhardissait. Bientôt il n’y tint plus et parla. Mr de Chandoyseau, étonné, soudain se tut et se contenta d’écouter.

Ce fut une scène de passion bien touchante. Ce pauvre révérend se lança tout d’abord dans des généralités à perte de vue. Il citait d’innombrables versets, et parlait de la Femme dont il esquissa le rôle sublime et l’importance sociale; puis la Pécheresse l’absorba et il rappela de célèbres paroles d’indulgence; enfin il ne se posséda plus, et chaque expression issue de ses lèvres avait trait, à ne pas s’y méprendre, à Mme de Chandoyseau. Il prononça son nom. Il vanta principalement son éloquence qu’il considérait comme un don divin; en second lieu, son intelligence qui était évidemment supérieure par son agilité et la grande foule d’objets qu’elle embrassait sans aucune difficulté ni lassitude; enfin sa grâce persuasive et insinuante, comparable à un parfum près duquel on ne peut point passer sans en être pénétré agréablement.

Comme il se sentait emporté sur une pente irrésistible, il crut se modérer en ajoutant qu’il fallait se demander si l’excès dans la perfection ne contenait pas quelque chose de redoutable.

—    Je le crois, en effet, dit Mr de Chandoyseau, qui eût préféré, quant à lui, que sa femme eût « l’intelligence » moins vive et moins éparse, et lui laissât un peu de repos.

—    N’est-ce pas, monsieur ? reprit avec feu le clergyman interprétant la réflexion de Mr de Chandoyseau dans son sens à lui, et s’imaginant que le pauvre mari pliait parfois sous le fardeau d’une trop tyrannique passion.

Mr de Chandoyseau, qui n’entendait point subtilité, ne contredisait pas, et continuait à son tour, en petits ronronnements inarticulés, le rôle d’approbateur que ses deux partenaires avaient tenu successivement.

Le révérend Lovely s’attendrit; la compassion afflua à son cœur excellent et troublé. Il prit la main de Mr de Chandoyseau et la serra. Dans ce moment-là, il se tut. C’était alors, assurément, que le besoin de confesser sa flamme se faisait sentir le plus impérieusement; et le pauvre martyr se clouait la bouche pour ne pas avouer au mari d’Herminie qu’une même flèche fatale les avait frappés l’un et l’autre et qu’ils pouvaient marcher la main dans la main, portant aux épaules le poids douloureux et cher d’une précieuse croix. Les larmes lui mouillèrent la voix quand il la recouvra. Mr de Chandoyseau ne comprenait pas un traître mot à la scène; il se pencha du côté de Dompierre :

—    Dites donc ! fit-il, mais qu’est-ce qu’il a, notre pasteur ?

—    Il est trop bon; c’est une espèce de saint homme, quoique protestant !…

—    Ah ! ça ! reprit-il, en élevant la voix, si nous fumions un cigare ?…

—    Volontiers ! lança une voix qui leur fit à tous tourner la tête du côté du lac; et ils reconnurent tout près d’eux Dante Léonard William Lee, qui revenait encore en barque d’une de ses expéditions mystérieuses.

—    Ah ! dit Mr de Chandoyseau, voilà notre poète !

Il prononçait ce mot « poète » en mêlant, dans l’intonation, tout l’enthousiasme artificiel qu’il empruntait par condescendance au culte de sa femme pour les arts, et la secrète opposition de sa nature d’Angevin positif, contre ce qu’il eût nommé volontiers, s’il eût osé, des balivernes.

Le révérend Lovely jugeait qu’il était superflu d’écrire, attendu que la rédaction des livres saints était arrêtée. Le terme de poète lui rappelait la lyre de David et les images des prophètes, et hors de là ne lui inspirait que de la pitié.

Quant à Dompierre, personne ne croyait à la sincérité de son amitié pour le poète, attendu que sa profession, à lui, consistait dans l’étude de la statistique.

Dante Léonard William mit pied à terre, tandis que son batelier muet s’éloignait sur l’eau sombre, à grands coups d’avirons. Il était d’humeur alerte, ce soir; il prit le cigare que Mr de Chandoyseau lui offrait et s’excusa d’interrompre la conversation.

—    Mon Dieu ! dit le révérend Lovely, nous parlions de mad…

—    La femme, interrompit aussitôt Dante Léonard William qui suivait certainement le cours de ses pensées, et ne se donnait pas la peine de le dévier, la femme n’est qu’illusion.

Mr de Chandoyseau, accoutumé aux paradoxes, eut un sourire de complaisance.

—    Qu’illusion ! interjeta le clergyman; mais, monsieur, vous oubliez que la femme est mentionnée formellement dans l’Ecriture…

—    La femme n’est qu’illusion ! poursuivit le poète anglais. J’entends la femme en tant que puissance séductrice. Car elle n’est en réalité ni aimable ni belle; elle est bornée dans son esprit, et, à plusieurs titres, disgracieuse en sa chair. Je m’abstiens d’insister sur les imperfections de son corps, qui n’ont d’égale que l’outrecuidante présomption de beauté qu’elle en tire. À force de voiler ses prétendus charmes, on lui a persuadé et on nous a persuadé qu’elle en a. Les anciens, plus familiers que nous avec l’aspect du corps féminin, lui donnaient rarement la préférence. Le christianisme, pour éviter de pareilles déviations dans les choix, a fait de la femme un « porte-parure » en la couvrant à outrance de tissus et d’ornements propres jadis à attirer l’attention du menu peuple sur les idoles. Peut-être ne fut-ce pas assez, car c’est de peur qu’on ne se détournât d’elle qu’il incarna en elle le péché. Ruse sublime ! ornement incomparable ! et la plus merveilleuse trouvaille psychologique issue de la cervelle humaine ! Brillante et dangereuse, la femme devenait un excitant des plus nobles facultés de l’homme : la bravoure et le goût du beau. Les verroteries nous fascinent; le péril nous exalte; et le culte moderne de la femme est fait de cette double exploitation de notre crédulité.

—    Mais, monsieur, s’écria le révérend Lovely en se bouchant les oreilles, vous n’avez donc pas reçu le baptême, ni ouvert l’Ecriture ? Il y est dit…

—    Je trouve notre poète très amusant, dit Mr de Chandoyseau; je regrette seulement que ma femme ne soit pas là, car elle apprécie beaucoup la philosophie de monsieur.

—    Ne le regrettez pas, fit Dompierre, car devant Madame de Chandoyseau, Lee ne saurait nous dire la forte déconvenue qu’il a certainement éprouvée ce soir dans quelque aventure galante;… et il va nous la dire. Entre nous, voyons ! mon cher Lee…

Le poète ne les écoutait plus, et, jugeant avoir fait assez pour la politesse qu’il devait à Mr de Chandoyseau en échange de son cigare, en le gratifiant de ce petit discours, il s’éloignait à longs pas, sans seulement souhaiter le bonsoir.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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