Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

La présence de Mr Belvidera fut l’occasion d’une animation extraordinaire. Absorbé l’année durant par les affaires politiques, par ses travaux de sociologie et par ses œuvres humanitaires, le député florentin, qui était en même temps ami de la bonne compagnie et des plaisirs, n’entendait pas rester inoccupé pendant les quelques semaines de loisir qu’il s’octroyait exceptionnellement.

Il excellait à organiser des parties qu’aucun autre n’eût osé mettre en train, à cause des dessous ténébreux qui minaient la petite société mais échappaient à cet esprit élevé et sain à qui la nature avait fait l’incomparable don de ne voir des choses d’ici-bas uniquement que ce qu’il est bel et bon de voir. Il ne s’attardait pas un instant à penser aux mille intrigues souterraines ordinaires à toute réunion, et qui ne pouvaient que le laisser parfaitement indifférent. Il pensait simplement au plaisir qu’il goûterait, sous un beau ciel et dans un lieu magnifique, entouré des êtres qu’il adorait et des amis, le plus nombreux possible, qu’il se faisait naturellement, à seulement se montrer, à ne dire qu’un de ces mots nets et nus, précis, justes et frappants, qui commandaient infailliblement la confiance absolue. Tous le suivaient, approuvaient sur-le-champ ses plans et combinaisons par le fait seul qu’il les avait lui-même exposés. Il n’y avait pas jusqu’à Dante Léonard William Lee, si rebelle à une influence humaine, que ce conquérant n’eût en partie soumis jusqu’à l’entraîner dans des promenades en caravane, contre quoi, en toute autre occasion, la nature du poète eût éprouvé la plus vive répugnance.

—    Pourquoi donc vous plaît-il ? demanda un jour Dompierre à l’Anglais.

—    Ce c’est pas, dit celui-ci, que j’éprouve une amitié enthousiaste pour un homme aussi dépourvu du sens interprétatif du monde; mais c’est un homme qui est le monde même, en ce qu’il peut avoir de plus accompli dans sa nécessaire imperfection. Il ne prononce pas une parole qui ne soit — si vous me permettez d’emprunter une comparaison à la sensibilité — qui ne soit, non pas brûlante, mais chaude à la température normale de l’homme, c’est-à-dire qui ne me fournisse un exemplaire d’humanité toute pure, une mesure exacte de ce que l’homme, en général, ne dépasse pas; or vous ne vous imaginez pas combien cet appui ferme est utile à qui veut idéaliser sans être fou. Cet homme-là, continua-t-il, ne trouvera rien; n’inventera rien, parce que ces résultats supposent une opération de l’esprit qui lui est impossible : nier, ne fût-ce qu’un instant, le monde tel qu’il est; imaginer, ne fût-ce qu’un instant, un monde ordonné différemment; en un mot : dédaigner, détruire, puis créer, remplacer. Il gouvernera peut-être convenablement; il ne fera jamais une révolution salutaire. C’est ce qui fait qu’il ne choque personne, parce qu’il ne présente pas de nouveauté, et qu’il plaît à tous, parce qu’il est le meilleur type humain que chacun conçoive aisément sans prendre la peine d’imaginer.

—    Mais, cependant, et son Œuvre du Transtevere, ne l’en avez-vous pas entendu parler ?

—    La belle affaire ! Il soigne les malades ! Des gens habitués de père en fils à vivre dans des quartiers ignobles, il les loge dans des maisons à cinq étages, avec eau, gaz, ascenseur, etc., dont les malheureux ne peuvent pas user : et il n’ose pas mettre le feu aux quartiers qu’il a dépeuplés, ce qui serait la seule besogne efficace ! Ses Romains retourneront à leur taudis, où ils préfèrent avoir la fièvre et ne pas travailler. Il a ménagé la chèvre et le chou; il en sera officiellement récompensé, et les choses continueront à aller comme devant. Ce n’est pas là innover. Non, ceci coûte plus cher !…

C’était le matin, sur le pont du bateau à vapeur de Luino. Mr Belvidera avait décidé tout le groupe de ses connaissances à faire une excursion au lac de Côme. On devait prendre le chemin de fer à Luino, et après une halte à Lugano, au bord du petit lac intermédiaire qui sert de transition entre les deux grandes plaines d’eau enchanteresses du lac Majeur et du lac de Côme, on passerait quelques jours à Bellagio. Le temps était radieux; dès huit heures du matin, on s’abritait sous la grande toiture de toile, et les jeunes femmes amoureuses de l’eau, qui voulaient la voir friser en petits jets argentins le long de la coque blanche du bateau, ouvraient en se penchant leurs ombrelles multicolores.

Mme de Chandoyseau, enflammée instantanément pour le nouveau venu, confessait à Mme Belvidera elle-même, la passion qu’elle avait conçue pour son mari. Mistress Lovely favorisait en sourdine cette dernière lubie de la Parisienne, dans l’espoir de l’éloigner du trop faible clergyman : Celui-ci, tenu littéralement en laisse par sa femme vis-à-vis de sa galante amie, depuis son imprudence des jours derniers, s’efforçait à puiser une consolation dans la conversation de Mr de Chandoyseau, dont il y avait toujours chance qu’Herminie fît les frais. Solweg était liée d’un attrait vraiment charmant avec la petite Luisa Belvidera; elles se quittaient rarement l’une et l’autre, et l’on ne pouvait s’empêcher d’admirer cette enfant brune et cette jeune fille aux cheveux d’or, assises côte à côte sur des pliants, ne faisant pas de bruit, et qui semblaient mettre en commun, sans se le dire, une sorte de mélancolie aux motifs secrets et délicats, dont il convenait sans doute de ne pas parler. Mme Belvidera, dont la grâce triomphante attirait les regards des hommes et des femmes, laissait par moments éclater son rire de déesse aux confidences folles de Mme de Chandoyseau. Toujours, invariablement, quand Gabriel la regardait et qu’il apercevait sa taille, sa nuque et sa figure animées par quelqu’un de ces mouvements familiers, dont la particularité est d’un effet si puissant sur le sens de l’amour, ses jambes ployaient; il était tenté de s’agripper au premier objet venu; c’était comme une de ces lames sourdes, venues des profondeurs de la mer et dont la force, perpétuée jusque sur le rivage, vous jette un homme à bas.

Cependant, l’attention de tous était attirée par la présence, à bord, de la Carlotta, qui était montée à la station d’Isola Bella. On s’était écrié; on avait battu des mains dès le moment qu’on l’avait aperçue debout sur l’embarcadère, et quoiqu’elle fût presque méconnaissable grâce à une toilette d’un luxe tout à fait extravagant. Elle avait une robe de soie noire et un boléro de la pourpre la plus éclatante entrouvert sur un jabot écossais où la jolie fille avait pris plaisir à trouver d’un coup toute la gamme des couleurs, fût-ce au prix d’un monstrueux assemblage. Elle portait au cou une chaîne et un bijou d’or. Un châle noir, à la mode du pays, était toutefois jeté sur cette richesse; mais elle avait hâte de le quitter. L’admiration fut au comble lorsqu’on la vit s’installer délibérément non pas à l’avant, mais au meilleur endroit des banquettes des premières, où elle s’assit et se croisa les bras, en répondant gentiment, d’un sourire aisé, aux bonjours et aux marques d’approbation des voyageurs. C’est alors qu’on s’aperçut qu’elle avait la tête garnie d’une résille de « vraie » dentelle, qu’elle écarta coquettement au-dessus de la naissance des cheveux dont l’ombre épaisse était agrémentée d’une rose rouge.

Sa grande beauté, avivée de la pointe d’insolence de sa toilette et de sa contenance au milieu d’un monde élégant, était si remarquable, que nombre d’étrangers qui ne la connaissaient pas se levèrent et s’approchèrent avec des mines curieuses et béates.

—    Ah ! ça, ma belle, s’écria Mme de Chandoyseau, tu as donc fait un héritage ?

Carlotta, qui n’entendait pas le français, ne répondit mot. Quelqu’un lui ayant traduit l’étonnement de Mme de Chandoyseau, elle se contenta de hausser l’épaule, avec la même indifférence dédaigneuse qu’elle avait eue lorsque Mme Belvidera et Dompierre l’avaient avertie des airs menaçants de son amoureux jaloux.

—    Et où vas-tu comme cela ? lui demanda-t-on.

—    Ça dépend, dit-elle, je n’en sais rien.

C’était dit sur un ton si nettement significatif de l’intention de n’être pas importunée, que personne n’osa insister.

—    Monsieur le statisticien, dit en souriant le chevalier Belvidera, gagne-t-on donc beaucoup d’argent dans le commerce des fleurs ? Expliquez-moi ce qu’à Paris, par-exemple, une honnête fille…

—    Heu ! heu !… fit Dompierre, mon Dieu, cela dépend comme dit Carlotta elle-même… Et il entama avec le plus grand sérieux, à cause de la présence de Lee qui devait s’y entendre mieux que lui dans l’occasion présente, une courte conférence sur le commerce des fleurs.

Il ne donnait à ses paroles que tout juste l’attention nécessaire à ne pas induire en erreur l’homme d’État, car Mme Belvidera, qui était la seule personne avec lui, sans doute, à connaître la source des revenus de Carlotta, l’écoutait de loin en le regardant avec ces yeux étranges et terribles de la femme qui se réjouit d’un secret. Il parlait de la culture des lilas autour de Paris et de la prodigieuse consommation des roses; et il se sentait très intimement effrayé du sombre plaisir que prenaient ces yeux à la pensée qu’elle savait avec lui une chose que tous ignoraient autour d’eux, et qu’ils ne dévoileraient ni l’un ni l’autre, et dont ils pourraient effleurer tous les alentours, comme lui-même le faisait dans l’instant, sans laisser percevoir qu’il la sait, sans donner lieu à Lee lui-même de soupçonner qu’on a eu vent de son intrigue avec la marchande de fleurs. Il sentait que, pour une maladresse ou une simple imprudence commise en son présent discours, et touchant l’idylle de Lee et de Carlotta, il perdait dans l’esprit de Luisa le bénéfice même du souvenir de la journée amoureuse d’Isola Madre, car toute son attention était portée, en ce moment-ci, sur la petite volupté de l’intégrité de ce mystère.

« Qui sait, pensait-il à part lui, si ce qu’elle garde de plus cher de nos six semaines d’amour, n’est pas le léger orgueil qu’elle se fait d’avoir un secret à garder ? N’est ce pas là la maigre consolation de bien des femmes, après qu’elles ont commis contre la société ou contre leur maître un acte de liberté ? C’est ce secret-là qu’elles appellent remords; mais qui n’a surpris la tendresse émue de leurs lèvres, à prononcer ce joli mot ?

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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