Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Elle était vêtue d’un peignoir blanc, léger. Elle se relevait de la sieste; sa figure était reposée, ses beaux yeux noirs, ordinairement emplis de langueur, avaient une pointe inaccoutumée. Ses caresses furent si ardentes qu’il dut lui-même lui rappeler que l’heure s’écoulait, qu’on allait la chercher, s’inquiéter. Mais sans cesse, elle revenait sur cette question :

—    C’est bien vrai, bien vrai, que tu ferais des choses atroces pour moi, pour l’amour de moi ?…

—    Mais pourquoi me demandes-tu cela, ma chérie ? voyons, j’espère bien n’avoir pas besoin de faire des choses trop atroces !

—    Ah ! dit-elle, vois-tu, c’est que comme ça, je sens que tu m’aimes…

Dans entrebâillement de la porte, elle ne cessait pas de le couvrir de baisers; il dut la pousser pour qu’elle s’éloignât pendant que le corridor était désert, et qu’elle ne se compromît pas.

Enfin ! enfin ! il l’avait eue de nouveau, contre toutes ses craintes, contre toutes les raisons vraisemblables qu’il avait de se désespérer ! Il était ivre; il marchait de long en large par la chambre, de la porte d’entrée qu’elle avait touchée de sa main et effleurée de ses cheveux, à la fenêtre donnant sur le lac assombri prématurément par la prompte chute du soleil, derrière la montagne. « Je l’ai eue ! je l’ai eue ! » s’écriait-il. C’était comme s’il venait de l’obtenir pour la première fois, tant il avait cru puissante l’influence du retour de son mari. Elle était venue, à sa première supplication; elle l’aimait donc; elle continuerait à l’aimer. Elle l’aimait véritablement, puisque ses vilenies ne ralentissaient pas son amour, et qu’elle avait été touchée de son abaissement qui marquait son immense désir.

Il s’habilla dans une joie folle et alla prendre Lee, avant de descendre, bien déterminé à le convaincre de dîner avec tout le monde, à une même table, ainsi qu’il avait été convenu entre les membres de la caravane des « Îles Borromées ».

—    Non ! dit Lee, je ne dînerai pas, je vais dehors.

Et il attira tout de suite son attention sur un journal anglais contenant, à propos d’une réédition de Shakespeare, un article qui l’indignait à cause des âneries qui y fourmillaient.

Gabriel comprit qu’il voulait se redonner du ton en allant retrouver Carlotta qu’il avait dû caser dans quelque autre hôtel, car on l’avait perdue de vue à l’arrivée. Le jeune homme venait de faire la remarque que toutes les fois qu’il avait lieu de soupçonner que Lee allait voir Carlotta, une accentuation soulignait sa coquetterie naturelle : il était rasé de frais; il portait une fleur; il avait une cravate nouvelle. Était-ce un indice de la nature de ses relations ? Aimait-il, décidément, puisqu’il cherchait à plaire ? À d’autres signes aperçus depuis quelque temps, tels que, par exemple, une plus grande facilité à quitter les hauteurs ordinaires de ses rêves pour descendre jusqu’à de modestes questions de personnalités, on l’eût pu encore supposer. Cependant, ce soir, apercevant l’espèce d’illumination que produisait sur la figure de Dompierre le plaisir de son amour renouvelé, le poète prit tout à coup son masque désespéré; tout son visage s’affaissa, fondit; il oubliait l’article du journal et il touchait avec fébrilité toutes sortes d’objets étalés sur la table et la cheminée, et dont il n’avait que faire. Il lança, après quelques minutes de silence, un « Vous êtes heureux ! » où l’on sentait un homme jaloux.

—    Sortons, dit-il, voulez-vous ?

Il ouvrit la porte et fit passer son ami le premier. Mais celui-ci s’arrêta aussitôt, en faisant signe qu’il ne pouvait pas avancer.

—    Attendez un instant, je vous en prie !

Le jeune homme venait d’entrevoir, dans l’ombre du corridor, Mme de Chandoyseau poursuivie par le révérend Lovely. Le bonhomme lui marchait sur les talons, et elle n’avait pas trop de ses deux mains pour lui défendre de lui prendre la taille. Le fameux mot qui l’avait fait tressauter quelque jours auparavant dans le salon de l’hôtel des Îles Borromées, retentissait ici avec toute la sourde frénésie de la passion honteuse et débordante.

—    Herminie ! Herminie !

—    Vous êtes fou !… entendez-vous ? disait la jeune femme; mais vous ne voyez donc pas que ce que vous voulez est fou, archi fou !

Mais il tenait à la presser dans ses bras, il s’accrochait à elle avec une frénésie, un entêtement que rien n’eût interrompu. Comme ils arrivaient dans la partie plus éclairée de la cage de l’escalier, Dompierre vit qu’il lui faisait une espèce de morsure à la nuque.

—    Oh ! fit-elle, par exemple ! quel toupet !

Ce mot le frappa, il l’avait entendu moins d’une heure auparavant.

Et elle gifla le vieillard d’un petit coup d’éventail où il y avait plus de complaisance que d’indignation :

—    Vieux matou ! dit-elle en souriant.

Puis elle s’élança, très légère, en sautillant, comme une fillette, sur les marches de l’escalier.

Lee, penché sur l’épaule de son ami, avait assisté à la scène.

—    C’est grotesque ! dit Gabriel.

—    Mais, je ne trouve pas ! dit Lee; il n’y a de ridicule que ce qui échoue piteusement, et ce vieillard réussira.

—    Vous croyez ?

—    C’est évident : la nature a donné aux vieux amants une force qui, à elle seule, compense toutes les disgrâces de l’âge…

—    Laquelle donc ?

—    Mais le cynisme, parbleu ! C’est la flèche la plus redoutable que tienne en son carquois le fils de Vénus… J’ai vu des femmes s’abandonner avec des cris d’extase, aux plus répugnants personnages, pour la seule raison que l’audace de ceux-ci les avait rompues, brisées, réduites, dans la proportion même de sa monstruosité.

—    Taisez-vous ! taisez-vous ! vous m’épouvantez !

—    Pourquoi ? craignez-vous d’être obligé d’en arriver ver là un jour ?… ha ! ha ! ha !

—    Est-ce que ces horreurs-là sont possibles ?… de la part de certaines femmes, oui; de celles qui sont dépourvues de sensibilité, de délicatesse…

—    De la part de beaucoup…

—    Allons donc ! on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est que l’amour !

Dompierre comprit qu’il le blessait profondément, cruellement, dans sa plaie secrète. Lee se redressa pourtant, et, lui mettant la main sur l’épaule :

—    N’interrogez jamais sur l’amour ceux qui aiment, si vous voulez obtenir un renseignement un peu fondé.

Il quitta Lee, convaincu qu’il commençait d’éprouver un peu l’amour, puisqu’il en parlait d’une façon si déraisonnable.

—    Ah ! fit Mr de Chandoyseau, quand Gabriel entra dans le petit salon communiquant avec la salle à manger, voilà Monsieur Dompierre. Herminie, nous allons nous mettre à table, puisque tout le monde nous délaisse…

—    Comment ? tout le monde nous délaisse ?

—    Dame ! fit amèrement Mme de Chandoyseau, vous voyez que notre nombre est assez réduit, et voilà plus d’un quart d’heure que l’on a donné le dernier coup de gong. Je ne parle pas de Monsieur et Madame Belvidera, qui, une fois dans leur chambre… n’en sortent qu’à la dernière extrémité; mais je viens d’apercevoir Monsieur Lee s’en aller tranquillement dans la rue, vous-même n’avez pas l’air pressé de nous tenir tête… Mistress Lovely, ajouta-t-elle, en souriant avec malice, tient sans doute son mari en pénitence; enfin…

—    Mais Mademoiselle Solweg ?

—    Solweg ? Ah ! ne m’en parlez pas; c’est une petite sotte : elle boude !

—    Oh ! comme c’est dommage de ne pas la voir ainsi, elle doit être bien gentille !

—    Oui ! oui ! bien gentille, ma foi; elle a les yeux rouges, les joues gonflées, elle est gentille, en effet !

—    Quoi ! elle a pleuré ?

Mme de Chandoyseau feignit d’hésiter un moment, puis, prenant le bras du jeune homme pour l’entraîner à la salle à manger, elle lui glissa tout bas en manière de confidence :

—    Figurez-vous, monsieur, que nous sommes très mécontents d’elle, en ce moment-ci; ne vient-elle pas de nous refuser coup sur coup deux partis magnifiques ?

—    C’est que c’est une affaire très grave ! mademoiselle votre sœur est bien jeune, il me semble…

—    Bien jeune ! elle a dix-sept ans sonnés. À seize ans, monsieur, je m’appelais déjà madame de Chandoyseau; n’est-ce pas, Hector ?

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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