Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Son brusque passage au milieu de ces messieurs, et le retentissement de son étrange diatribe contre la femme leur laissait un malaise qui, toutefois, les avait sauvés de celui où les eût plongés l’épanchement du clergyman amoureux.

—    C’est un homme bien original, dit Mr de Chandoyseau, c’est un blasé !

—    Tout au contraire, fit l’ami de l’Anglais, je ne serais pas étonné qu’il fût vierge…

—    Est-ce possible ? s’écria le révérend Lovely.

—    J’en ai connu bien d’autres ! mais ce qui me porte à supposer que celui-ci l’est, c’est que je connais de lui des poèmes contenant, à l’égard de la femme, une passion si extraordinaire, si farouche, si éperdue, que je ne crois aucun homme ayant touché la femme, capable d’atteindre un tel délire…

—    Je ne vous comprends pas bien, fit Mr de Chandoyseau.

—    C’est, en second lieu, que je ne vis jamais personne ayant en vue une femme déterminée, s’élever contre elle avec une plus criante injustice, un plus amer dégoût. À qui pensait-il il n’y a qu’un instant ? Je n’en sais rien; mais je puis vous affirmer qu’il avait en vue une ou plusieurs personnes dont il distinguait mentalement, mais très nettement, tel ou tel détail très réel avec lequel, grâce à l’habitude, un amant se familiarise et s’exalte aveuglément, tandis que le vierge répugne à sa seule représentation.

—    L’Ecriture Sainte, dit le révérend Lovely…

—    Il est temps d’aller nous coucher, fit brusquement Mr de Chandoyseau, en approchant la lueur de son cigare du cadran de son chronomètre.

—    En effet, dix heures vont sonner dans quelques minutes; bonne nuit, messieurs.

Gabriel remonta doucement du côté des annexes de l’hôtel, où le menu bruit d’un jet d’eau l’attirait presque chaque soir à l’heure de ses rendez-vous avec Mme Belvidera. Le bassin se trouvait garanti par l’ombre épaisse des arbres verts et par le mur nu d’une petite chapelle où se célébraient, les dimanches, les offices du culte anglican. Un banc de bois semi-circulaire était placé au pied des arbres; aucun regard indiscret ne pouvait plonger en cet endroit; et la brise de nuit dans le feuillage, unie au murmure de l’eau, suffisait à couvrir leurs voix. Quand tout était assoupi, ils allaient plus loin, vers une tonnelle d’été plus meublée et mieux close; parfois ils voulaient se figurer que le jardin était à eux et ils passaient une partie de la nuit à en parcourir les allées, à humer les fleurs, les herbes et la terre endormie. Un vieux tronc d’olivier, dans un endroit désert, était assez grotesquement aménagé pour qu’on pût monter jusqu’au cœur de ses branches noueuses, par un escalier tournant; et l’on trouvait en haut une plate-forme, avec une table et des chaises. De là, la vue s’étendait au loin; et quand leurs nuits heureuses se prolongeaient jusqu’au petit jour, ils montaient dans le vieil olivier pour voir blanchir le lac au milieu des montagnes.

Il attendit un temps toujours trop long, au pied des arbres verts; il voulait s’efforcer de la voir arriver de loin au travers du feuillage touffu, et, dans l’ombre, gauchement, il s’appliquait le visage contre les mille épingles noires des basses branches, et exécutait un vif mouvement de retrait, avec une grimace, en riant de sa sottise. Cependant il entendit son pas sur les feuilles que l’automne déjà répandait en abondance, et presque aussitôt elle fut près de lui.

Elle était tout en blanc; la masse de ses cheveux et ses yeux seuls, se confondaient avec la nuit; mais sa silhouette pleine et légère, prenait sur le fond d’ombre, la vie et l’intensité particulières que donne le trait, le contours précis. Sa forme enivrante se livrait par l’effet d’un hasard. Il ne put s’empêcher de pousser une espèce de cri animal. Elle le gronda de son incorrigible brutalité du premier moment.

—    Ah ! lui dit-il, tu ne comprendras jamais ce que c’est que de te voir, de te voir venir ! Tu ne sais pas comment tu es faite ni ce que contient la sinuosité de ta taille…

—    Combien de fois tu t’es piqué ce soir contre les petites pointes ?

—    Une fois seulement.

—    Ce n’est pas assez, il faut trois fois au moins; comme ça tu ne me verras plus si bien quand j’arriverai; tu ne me verras que petit à petit; ce sera plus doux et meilleur. Je saurai bien me mettre en retard !

—    Tu ne sauras pas !

—    Ça ne m’est jamais arrivé ?

—    Jamais.

—    Alors, c’est que je t’aime trop : ça ne peut pas durer.

—    Tais-toi, ma chérie, tais-toi !

Sa taille se ployait sur le bras du jeune homme. Cette ampleur, cette souplesse et ce poids adoré l’étonnaient toujours en lui causant un si grand ravissement. Elle lui entoura le cou de ses beaux bras élevés dont les manches lâches retombaient jusqu’à l’épaule, et l’imperceptible et soyeux duvet de sa peau de brune se laissait lustrer par ses lèvres, comme le dos onduleux d’une chatte sous la main. Elle embaumait alors jusqu’à causer une soudaine et complète ivresse. Il la suppliait de ne pas lui donner sa bouche :

—    Ce serait trop ! non ! ce serait trop !…

Elle se faisait un jeu de la lui imposer.

Quand il eut la force de relever la tête, il lui parla d’un projet qu’il caressait depuis plusieurs jours, et qu’il voulait mettre à exécution dès le lendemain.

—    Ne parlons pas de demain ! dit-elle.

—    Pourquoi ? pourquoi ?

—    Je ne sais pas. Mais, toi-même, généralement, tu n’aimes pas à parler de l’avenir.

—    Mais demain ce n’est pas l’avenir; demain, c’est là, tout près, nous y touchons ! Voyons, est-ce que nous ne disons pas tous les jours à « demain », est-ce que nous ne combinons pas nos promenades pour le lendemain ? Eh bien ? Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce qui te prend ? Qu’as-tu ?… Tu as reçu… il y a… des nouvelles ?

—    …Non, mais non, il n’y a rien; je t’assure.

—    Si ! tu as reçu une lettre ce soir; j’ai vu le portier te la remettre.

—    Oui, c’est vrai, mais je te jure, mon mio, il n’y a rien, non, rien de… menaçant, d’imminent ?… Comment dire ? Non, non, il n’y a rien. Je ne sais en vérité pas pourquoi je t’ai dit de ne pas parler de demain.

Il était tombé sur le banc; il lui semblait que tout à coup son sang s’écoulât, ou que son cœur se fût arrêté. Il se sentait frappé subitement du plus grand malheur qui le pût atteindre; il comprenait d’un coup la violence de la passion qu’il éprouvait, la nécessité absolue de cette passion pour lui, le choc épouvantable, irrémédiable, au cas où ce lien si jeune encore, mais si vigoureux, viendrait à être brisé. Et il ne se pardonnait pas de n’avoir pas prévu que ce malheur pouvait arriver d’un moment à l’autre, devait arriver, inévitablement. Non, il était si fou qu’il n’y avait pas pensé.

—    Votre mari arrive ? dites, dites-moi que votre mari arrive !

Elle eut un moment d’hésitation à répondre, qu’il attribua à la difficulté qu’elle avait peut-être à mentir, mais qui pouvait provenir chez elle de la légère stupeur provoquée par ces mots : « Votre mari » que son amant n’avait jamais prononcés. Puis elle vint à lui avec toute sa tendresse accoutumée :

—    Mais non ! mio, puisque je t’affirme que non ! puisque je t’affirme qu’il n’y a rien de nouveau, rien.

—    Tu me le jures ?

—    Je te le jure !

—    Sur quoi ?

—    Bête, va !

—    Sur quoi ? sur quoi ?

—    Sur ce que tu voudras…

—    Sur…

—    Sur ?

—    Sur la tête de ta fille !

—    Sur la tête de ma fille ? dit-elle en élevant la main.

Puis ses larmes jaillirent tout à coup à flots, et elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Gabriel. Il la dévorait de baisers, dans une ardeur affolée, dans une joie de brute d’être délivré de la crainte de la perdre dès demain. Elle lui dit en pleurant qu’il était cruel. Il fallait qu’il fût plus que cruel, mais tout près de toucher à l’ignominie pour oser réclamer de cette malheureuse, à propos de lui, un serment sur la tête de sa fille qu’elle adorait, et qui était entre elle et son amour coupable, comme un perpétuel trouble, peut-être comme un vivant remords.

Il la supplia de lui pardonner; il lui mordait la chair, les lèvres et les cheveux :

—    Je t’aime ! vois-tu ! je t’aime ! comme un animal sauvage !

Elle essuya ses yeux, et se penchant doucement vers lui :

—    Et ce projet pour demain ?… dit-elle.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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