Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Mr de Chandoyseau se rengorgea, dans un sentiment de fierté :

—    Mais certainement, ma bonne amie !

—    Sans compter, reprit Mme de Chandoyseau, que ces deux partis étaient, comme je le disais, des plus honorables.

—    Il faut aussi tenir compte des goûts. L’âge de Mademoiselle Solweg est celui des caprices; mieux vaut quelquefois le laisser passer, car il passe…

—    Des caprices ! Solweg avoir des caprices ! Plût au ciel qu’elle en eût ! elle nous égaierait davantage; elle apporterait l’agrément de la jeunesse au milieu de nos relations; elle serait curieuse, nous la promènerions, nous lui ferions voir le monde entier ! Mais non, elle n’a goût à rien; la société lui déplaît; elle nous a déclaré qu’elle voulait vivre avec son frère, le peintre, qui est garçon; elle tiendra sa maison. Je vous demande si c’est une situation pour une jeune fille ?… Et sachez, monsieur, que l’un des jeunes gens qui l’ont demandée est tout simplement le fils de…

Mme de Chandoyseau, qui tenait absolument à informer Dompierre de l’excellence des partis refusés par sa petite sœur, fut interrompue par celle-ci qui vint se mettre à table à côté d’eux. On voyait qu’elle s’était fortement épongé le visage pour effacer les traces de son chagrin. Cette circonstance avivait la pureté du bleu de ses yeux, et toute sa physionomie prenait, d’une façon très saillante, cette expression de naturel et de franchise que laissent les larmes qui ont coulé. Le rose de ses joues composait pour Gabriel la figure de jeune fille qui lui était apparue pour la première fois au travers du lierre de la grotte d’Isola Bella. Le tourment d’avoir scandalisé une âme innocente qui le prenait et le quittait depuis lors, alternativement, selon qu’il se faisait de la sœur de Mme de Chandoyseau une idée favorable ou non, ce tourment qui avait fini par tomber dans l’absorbante exaltation de son amour pour Luisa, qui s’était même mué en une sorte de rage haineuse contre la complaisance témoignée par la pauvre jeune fille, le ressaisissait ce soir, à la suite des quelques paroles de la sœur aînée lui éclaircissant tout à coup le caractère énigmatique de Solweg.

Solweg était-elle donc tellement dissemblable d’Herminie ? N’avait-elle donc pas été élevée à la même école, formée par le même monde exécrable de snobs, de sots, de coureurs de premières représentations et de dernières esthétiques ? Elle n’avait goût à rien, disait sa sœur. Quelle merveille ! À une époque où tous les goûts sont à la mode, quel n’est pas le prix d’une femme qui n’en a aucun ! Elle avait, cependant, celui de vivre avec son frère, qu’il savait un homme d’un talent sobre et fort, ennemi des comédies et des intrigues. Ce choix ne dénotait-il pas la répugnance qu’éprouvait la jeune fille pour l’existence creuse et vide des Chandoyseau ? et n’expliquait-il pas son double refus d’entrer dans un monde sans doute analogue ? Serait-ce décidément cette jolie nature très simple qui avait été le témoin fortuit de l’aventure de la grotte ? Il retrouvait ce soir le premier frisson que cette idée lui avait causé et il eût voulu essayer de racheter sa conduite envers cette enfant qui lui manifestait tant d’indulgence, qui était évidemment malheureuse, à cette heure, et que l’on torturait probablement depuis plusieurs jours, depuis le jour où il avait surpris son visage aussi défait que l’était le sien, à cause de ces deux godelureaux de brillant équipage, qu’elle venait d’évincer d’un petit « non » ferme et décidé. Mais il était tellement agacé du retard que mettaient à descendre Mr et Mme Belvidera, l’inquiétude, la jalousie amoureuse l’envahissaient si tyranniquement, que tout mouvement généreux ne pouvait qu’avorter, étouffé au fond de lui aussitôt conçu. Par contre, la méchanceté, le désir de faire souffrir autour de soi, de voir d’autres angoisses, d’autres blessures pareilles aux siennes, l’aiguillonnaient encore à être désagréable pour tous et spécialement pour cette petite dont la chair tendre semblait si propice aux piqûres ! Mais il fallait surtout joindre aux divers venins qui l’empoisonnaient, le dépit de s’être trompé sur le compte de Solweg, la honte de l’avoir traitée comme une pimbêche vicieuse, comme une Parisienne en quête de flirt. Pendant le dîner, des sons de valse venus du dehors, lui rappelaient l’unique fois ou il avait été la prier de danser, et où son silence, sa stupidité affectée, et peut-être le reflet extérieur des ignobles pensées qui l’avaient traversé alors, avaient dû le faire prendre par elle en si grande pitié que de là certainement venait cette mine d’indulgence dont elle l’accompagnait depuis, avec une persistance fatigante.

Il fut aussi peu gracieux que possible. La jeune fille avait le cœur gros et elle étouffait encore à grand-peine de petits mouvements de sanglots qui lui donnaient un air enfantin. Il la défendit naturellement contre sa sœur qui lui faisait des remontrances un peu lourdes; mais il la défendait d’une manière si pointue que le bras qu’il lui tendait l’écorchait au lieu de la soutenir. Il n’avait en réalité aucune pitié; son amour-propre blessé lui tenait lieu de tout sentiment. Bientôt ses paroles aigres et ambiguës, les sermons monotones d’Herminie et l’énervement que versait la musique du dehors, produisirent sur la pauvre enfant un inévitable effet : elle porta tout à coup sa serviette à ses yeux et sortit précipitamment.

Mme de Chandoyseau haussa les épaules en prononçant tout bas :

—    Petite sotte !

—    Ça passera, dit Mr de Chandoyseau.

Dompierre leur sourit à l’un et à l’autre avec un air d’acquiescement.

Vers la fin du repas, Mr de Chandoyseau hasarda l’opinion que le voyage ne leur était guère favorable, en général, et qu’ils eussent aussi bien fait de demeurer tranquillement à l’hôtel des îles Borromées, où la cuisine était meilleure et la vue plus belle assurément, « n’est-ce pas Herminie ? »

—    Dame ! fit amèrement Herminie, ce n’est pas moi qui ai organisé cette « partie » ! et il me semble que les personnes qui l’ont mise en train devraient bien commencer par ne pas se dérober les premières…

—    Quelles personnes ? demanda Mr de Chandoyseau qui ignorait complètement pourquoi il se trouvait à Lugano.

—    Je m’entends ! je m’entends ! dit Herminie, les lèvres pincées, et faisant allusion à Mr Belvidera qu’elle avait suivi dans l’espoir d’une intrigue qui paraissait complètement compromise. Mais, ajouta-t-elle, avec l’intention de piquer Gabriel dans sa jalousie contre le mari de Luisa, quand on a affaire à des amoureux, il ne faut compter sur rien !

—    Qui est-ce qui est amoureux ? demanda bonnement Mr de Chandoyseau.

Dompierre fit semblant de n’avoir pas compris, lui non plus, l’allusion intentionnelle de Mme de Chandoyseau.

—    Mais, dit-il, c’est, je pense, le révérend Lovely.

—    Le fait est, ma bonne amie, qu’il ne cesse de me parler de toi !… Monsieur Dompierre, dites-moi donc un peu si je ne devrais pas commencer à être jaloux !… Ha ! ha ! ha ! acheva Mr de Chandoyseau dans un rire bruyant.

—    Ma foi ! à votre place, je veillerais, non pas sur madame, bien entendu, mais sur le bonhomme, et cela par charité, car on sait que les passions allumées à cet âge…

—    Mais, dit Mme de Chandoyseau, le révérend Lovely n’est pas si âgé !

—    Certes ! madame, c’est un homme admirablement conservé ! Ce matin, sur le pont du bateau, ne nous sommes-nous pas amusés à faire le calcul absurde qu’il avait exactement les âges réunis de Dante Léonard William Lee et de Monsieur Belvidera !

Elle trépignait de dépit, à se voir réduite aux assiduités du vieillard, après avoir échoué successivement près des deux hommes que l’on venait de nommer. À l’éclair de ses petits yeux gris, il était visible qu’elle eût tué le jeune homme en ce moment, si cela eût été dans ses moyens. Elle fouillait dans la petite boîte de Pandore de son âme, afin d’y trouver le poison le plus apte à le faire tordre et hurler sous ses yeux.

Les circonstances la favorisèrent. Ils se levaient de table quand elle aperçut Mr et Mme Belvidera pénétrant dans la salle à manger par la porte située vis-à-vis d’elle.

—    Tiens ! dit-elle, voilà notre ménage modèle ! Je gage que s’ils sont en retard, c’est qu’ils se sont embrassés à chaque marche de l’escalier !…

Gabriel ne put contenir son émotion et pâlit. Mme Belvidera s’en aperçut; elle le prit à part pendant que son mari reconduisait les Chandoyseau jusqu’à l’entrée du salon.

—    Qu’est-ce qu’elle vous a donc dit au moment où nous entrions ?

—    Ce qu’elle m’a dit ?… mais rien, je vous assure; est-ce que je fais attention ? vous savez bien que non !

—    Inutile de dissimuler; je suis sûre, je sais qu’elle vous a dit quelque chose à propos de nous, au moment où nous sommes entrés, quelque chose de désagréable; pourquoi me le cacher ?

—    En effet, après tout, pourquoi ne pas vous le dire ? Elle m’a dit que vous aviez dû vous embrasser, votre mari et vous, tout le long de l’escalier.

Elle eut une expression d’étonnement et d’indignation qui le surprit.

—    Eh bien ! fit Mr Belvidera qui arrivait, qu’est-ce que Monsieur Dompierre te raconte de si extraordinaire ?

Elle avait repris promptement sa présence d’esprit et jugé aussitôt qu’il n’y avait pas d’inconvénient à dire la vérité, et elle répéta, en souriant, le propos, en somme nullement offensant de Mme de Chandoyseau, et que leur amicale familiarité l’autorisait à répéter.

Mr Belvidera gronda gentiment sa femme de s’en être blessée, et, se tournant vers le jeune homme, il lui dit à l’oreille, en le tenant par l’épaule :

—    Le plus amusant, c’est que madame de Chandoyseau a deviné juste !

Et il se mit à rire en le frappant sur l’épaule.

—    Dites donc, mon ami, voulez-vous nous faire le plaisir de prendre votre café à côté de nous ? vous pourrez fumer, ça n’incommode pas ma femme, et nous irons faire un tour après… Eh ! que diable ! il me semble qu’il y a un siècle que je ne vous ai vu ! Hein ?

—    Mais certainement !… certainement ! je ne puis rien avoir de plus agréable que de rester avec vous.

C’était vrai, car s’il se fût éloigné d’eux, ce soir, c’eût été pour les suivre, les épier de près ou de loin, par les fenêtres, par les portes entrouvertes, ou dans l’ombre des rues. Pourquoi ? pour sursauter, pâlir, sentir ses jambes lui manquer, s’il croyait apercevoir leurs visages s’incliner ou seulement se rapprocher l’un de l’autre.

René Boylesve

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