Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

— Ma chère, disait Mme de Chandoyseau à Mme Belvidera, c’est tout simplement un scandale ! Cette fille nous suit partout, avec sa toilette et son arrogance. Où descend-elle ? on n’en sait rien; mais elle apparaît invariablement dès que nous prenons le chemin de fer ou le bateau, pour venir s’asseoir en face de nous à la meilleure place. Ce qui m’étonne, c’est de ne pas la trouver à notre table !…

—    Oh ! fit Mme Belvidera en riant.

—    Mais ça arrivera, du train dont vont les choses ! Cette péronnelle-là a juré de nous humilier toutes avec ce que ces messieurs appellent sa beauté ! On dira ce qu’on voudra, moi je la trouve assez vulgaire. Entre nous, elle manque de physionomie, notre marchande de fleurs !

—    Peut-être bien, je ne dis pas… Mais…

—    Et avec tout ça, on ne sait pas quel est le pacha qui la défraie et se fait ainsi accompagner d’elle dans un déplacement qui a de singulières coïncidences avec le nôtre, il le faut reconnaître. Pour moi, vous comprenez bien, ça me serait complètement indifférent, parce que je suis aussi sûre de mon mari que vous l’êtes du vôtre, ma chère amie, n’est-ce pas ? Mais je m’en émeus à cause de nos jeunes filles… Enfin, ne trouvez-vous pas que c’est désagréable ?…

—    De ne pas connaître le pacha ?

—    De ne pouvoir faire cesser le scandale ! Toute la ville est témoin de ce désordre ! Vous n’êtes pas sortie hier soir ? tout Bellagio n’était occupé que de la Carlotta. Dans la rue, depuis l’hôtel d’Angleterre jusqu’au bout du quai, il n’était question que de la marchande de fleurs des îles Borromées ayant fait soudain fortune et la dissipant dans les boutiques de soieries, d’horlogerie, de bibelots en bois; oui, ma chère, jusque dans les magasins d’antiquités ! Je n’invente pas : j’ai vu de mes yeux la demoiselle tripoter des verreries de Venise, des porcelaines de Saxe, et de vieilles chasubles ! On s’écrasait devant la vitrine. Ce serait à mourir de rire si ce n’était pitoyable !

—    Mon Dieu, que vous êtes sévère !

—    Mais non ! ma bonne amie; mais songez que tout le monde a vu cette fille en haillons à l’Isola Bella, il y a six semaines, au milieu d’une famille honnête, et la voilà qui fait tapage aujourd’hui au milieu de nous, de notre groupe enfin, ou l’on soupçonne à bon droit que se trouve le séducteur, duquel, à n’en pas douter, on prononce le nom…

—    On prononce son nom ? dit Mme Belvidera.

—    Je ne l’ai pas entendu, mais on le prononce. Ce n’est pas si difficile; comptons nos hommes : nous en avons trois mariés…

—    Deux !

—    Comment deux ! Monsieur Belvidera, Monsieur de Chandoyseau et le révérend Lovely… ça fait trois !

—    Ha ! ha ! ha ! j’oubliais le révérend ! Mais il ne compte pas, voyons !

—    Admettons que l’on ne parle ni de lui, ni de nos maris : restent deux garçons, dont l’un a l’air vraiment aussi inoffensif qu’il l’est en réalité, dit-on. Ce n’est donc pas Monsieur Lee que l’on soupçonnera…

—    Mais bien Monsieur Dompierre, se hâta de prononcer Luisa pour éviter à Mme de Chandoyseau le plaisir de l’embarrasser on lui jetant ce nom à la figure, et d’épier l’effet que pourrait produire l’invention des relations du jeune homme avec la belle marchande de fleurs.

Et elle ajouta dans son imprudente franchise :

—    Monsieur Dompierre ? mais c’est absurde !

—    Vous trouvez ? pourquoi donc ? il faudrait prouver que c’est absurde !… Pardon ! je comprends votre générosité : vous voulez défendre ce jeune homme qui est notre ami; très bien ! Je ne demanderais pas mieux que de m’associer à vous dans la circonstance. Monsieur Dompierre est un homme charmant, tout à fait charmant; il a tout à fait l’aspect d’un galant homme, et il l’est, je veux le croire. Mais enfin, quand il s’agit d’établir une responsabilité qui peut peser sur les nôtres, aujourd’hui ou demain, je crois qu’il faudrait faire abstraction de nos sympathies et ne plus craindre de montrer au besoin la dent dure.

—    Mais pour accuser quelqu’un, encore faut-il avoir des présomptions…

—    Je vous les ai fournies en éliminant ceux sur lesquels ces présomptions ne peuvent tomber.

—    Dans tous les cas, je ne crois pas que Monsieur Dompierre ait une fortune à la répandre aux pieds d’une fille aussi largement que semble le faire la personne qui s’intéresse à la Carlotta…

—    Ah ! vous connaissez son état de fortune ? Il vous a fait des confidences ? Je ne suis pas si avancée ! Il s’est montré toujours si réservé, si mystérieux, si cachottier…

—    Je ne parle pas d’après des confidences, mais d’après les apparences, d’après tout ce que le monde voit…

—    Oh ! ce que le monde voit ! ce que le monde voit ! le monde est si sot, si aveugle ! Le monde ne voit rien !

—    Que si ! dit Mme Belvidera, car il se trouve toujours quelqu’un pour lui ouvrir les yeux et lui fournir plus de renseignements qu’il n’en veut… Vous m’excusez, chère madame, voici précisément Monsieur Dompierre avec mon mari qui vient me prendre pour une petite promenade que nous avons comploté de faire tous les deux. Où ça ? je ne vous le dis pas; tant pis ! Je vous laisse avec… l’accusé. J’espère que vous saurez tirer de lui des éclaircissements sur le sujet qui vous intéresse et que cet entretien sera avantageux au rétablissement des bonnes mœurs…

—    Monsieur Dompierre, ajouta-t-elle en prenant le bras de son mari, je vous laisse avec Madame de Chandoyseau, qui a les choses les plus intéressantes à vous dire… en confidence ! Adieu ! adieu ! fit-elle, avec un gracieux signe de la main.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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