Pêcheur d'Islande

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Le transport continuait sa route à travers l’océan Indien. En bas, dans l’hôpital flottant, il y avait encore des misères enfermées. Sur le pont, on ne voyait qu’insouciance, santé et jeunesse. Alentour, sur la mer, une vraie fête d’air pur et de soleil.

Par ces beaux temps d’alizés, les matelots, étendus à l’ombre des voiles, s’amusaient avec leurs perruches, à les faire courir. (Dans ce Singapour d’où ils venaient, on vend aux marins qui passent toute sorte de bêtes apprivoisées.)

Ils avaient tous choisi des bébés de perruches, ayant de petits airs enfantins sur leurs figures d’oiseau; pas encore de queue, mais déjà vertes, oh ! d’un vert admirable. Les papas et les mamans avaient été verts; alors elles, toutes petites, avaient hérité inconsciemment de cette couleur-là, posées sur ces planches si propres du navire, elles ressemblaient à des feuilles très fraîches tombées d’un arbre des tropiques.

Quelquefois on les réunissait toutes; alors elles s’observaient entre elles drôlement; elles se mettaient à tourner le cou en tous sens, comme pour s’examiner sous différents aspects. Elles marchaient comme des boiteuses, avec des petits trémoussements comiques, partant tout d’un coup très vite, empressées, on ne sait pour quelle patrie; et il y en avait qui tombaient.

Et puis les guenons apprenaient à faire des tours, et c’était un autre amusement. Il y en avait de tendrement aimées, qui étaient embrassées avec transport, et qui se pelotonnaient tout contre la poitrine dure de leurs maîtres en les regardant avec des yeux de femme, moitié grotesque, moitié touchantes.

Au coup de trois heures, les fourriers apportèrent sur le pont deux sacs de toile, scellés de gros cachets en cire rouge, et marqués au nom de Sylvestre; c’était pour vendre à la criée, comme le règlement l’exige pour les morts, tous ses vêtements, tout ce qui lui avait appartenu au monde. Et les matelots, avec entrain, vinrent se grouper autour; à bord d’un navire-hôpital, on en voit assez souvent, de ces ventes de sac, pour que cela n’émotionne plus. Et puis, sur ce bateau, on avait si peu connu Sylvestre.

Ses vareuses, ses chemises, ses maillots à raies bleues, furent palpés, retournés et puis enlevés à des prix quelconques, les acheteurs surfaisant pour s’amuser.

Vint le tour de la petite boîte sacrée, qu’on adjugea cinquante sous. On en avait retiré, pour remettre à la famille, les lettres et la médaille militaire; mais il y restait le cahier de chansons, le livre de Confucius, et le fil, les boutons, les aiguilles, toutes les petites choses disposées là par la prévoyance de grand-mère Yvonne pour réparer et recoudre.

Ensuite le fourrier, qui exhibait les objets à vendre, présenta deux petits bouddha, pris dans une pagode pour être donnés à Gaud, et si drôles de tournure qu’il y eut un fou rire quand on les vit apparaître comme dernier lot. S’ils riaient, les marins, ce n’était pas par manque de cœur, mais par irréflexion seulement.

Pour finir, on vendit les sacs, et l’acheteur entreprit aussitôt de rayer le nom inscrit dessus pour mettre le sien à la place.

Un soigneux coup de balai fut donné après, afin de bien débarrasser ce pont si propre des poussières ou des débris de fil tombés de ce déballage.

Et les matelots retournèrent gaîment s’amuser avec leurs perruches et leurs singes.

Un roman de Pierre Loti

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