Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

… De la pluie à torrents, sous un ciel lourd et tout noir; c’était l’Inde. Sylvestre venait de mettre le pied sur cette terre-là, le hasard l’ayant fait choisir à bord pour compléter l’armement d’une baleinière.

A travers l’épaisseur des feuillages, il recevait l’ondée tiède, et regardait autour de lui les choses étranges. Tout était magnifiquement vert; les feuilles des arbres étaient faites comme des plumes gigantesques, et les gens qui se promenaient avaient de grands yeux veloutés qui semblaient se fermer sous le poids de leurs cils. Le vent qui poussait cette pluie sentait le musc et les fleurs.

Des femmes lui faisaient signe de venir : quelque chose comme le Écoute ici, joli garçon, entendu maintes fois dans Brest. Mais, au milieu de ce pays enchanté, leur appel était troublant et faisait passer des frissons dans la chair. Leurs poitrines superbes se bombaient sous les mousselines transparentes qui les drapaient; elles étaient fauves et polies comme du bronze.

Hésitant encore, et pourtant fasciné par elles, il s’avançait déjà, peu à peu, pour les suivre.

…Mais voici qu’un petit coup de sifflet de marine, modulé en trilles d’oiseau, le rappela brusquement dans sa baleinière, qui allait repartir.

Il prit sa course, et adieu les belles de l’Inde. Quand on se retrouva au large le soir, il était encore vierge comme un enfant.

Après une nouvelle semaine de mer bleue, on s’arrêta dans un autre pays de pluie et de verdure. Une nuée de bonshommes jaunes, qui poussaient des cris, envahit tout de suite le bord, apportant du charbon dans des paniers.

—    Alors nous sommes donc déjà en Chine ? demanda Sylvestre, voyant qu’ils avaient tous des figures de magot et des queues.

On lui dit que non; encore un peu de patience : ce n’était que Singapour. Il remonta dans sa hune, pour éviter la poussière noirâtre que le vent promenait, tandis que le charbon des milliers de petits paniers s’entassait fiévreusement dans les soutes.

Enfin on arriva un jour dans un pays appelé Tourane, où se trouvait au mouillage une certaine Circé tenant un blocus. C’était le bateau auquel il se savait depuis longtemps destinés, et on l’y déposa avec son sac.

Il y retrouva des pays même deux Islandais qui pour le moment étaient canonniers.

Le soir, par ces temps toujours chauds et tranquilles où il l’y avait rien à faire, ils se réunissaient sur le pont, isolés des autres, pour former ensemble une petite Bretagne de souvenir.

Il du passer cinq mois d’inaction et d’exil dans cette baie triste, avant le moment désiré d’aller se battre.

Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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