Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

…Il avait pris le large, emporté très vite sur des mers inconnues, beaucoup plus bleues que celle de l’Islande.

Le navire qui le conduisait en extrême Asie avait ordre de se hâter, de brûler les relâches.

Déjà il avait conscience d’être bien loin, à cause de cette vitesse qui était incessante, égale, qui allait toujours, presque sans souci du vent ni de la mer. Etant gabier, il vivait dans sa mâture, perché comme un oiseau, évitant ces soldats entassés sur le pont, cette cohue d’en bas.

On s’était arrêté deux fois sur la côte de Tunis, pour prendre encore des zouaves et des mulets; de très loin il avait aperçu des villes blanches sur des sables ou des montagnes. Il était même descendu du sa hune pour regarder curieusement des hommes très bruns, drapés de voiles blancs, qui étaient venus dans des barques pour vendre des fruits : les autres lui avaient dit que c’étaient ça, les Bédouins.

Cette chaleur et ce soleil, qui persistaient toujours, malgré la saison d’automne, lui donnaient l’impression d’un dépaysement extrême.

Un jour, on était arrivé à une ville appelée Port-Saïd. Tous les pavillons d’Europe flottaient dessus au bout de longues hampes, lui donnant un air de Babel en fête, et des sables miroitants l’entouraient comme une mer. On avait mouillé là à toucher les quais, presque au milieu des longues rues à maisons de bois. Jamais, depuis le départ, il n’avait vu si clair et de si près le monde du dehors, et cela l’avait distrait, cette agitation, cette profusion de bateaux.

Avec un bruit continuel de sifflets et de sirènes à vapeur, tous ces navires s’engouffraient dans une sorte de long canal, étroit comme un fossé, qui fuyait en ligne argentée dans l’infini de ces sables. Du haut de sa hune, il les voyait s’en aller comme en procession pour se perdre dans les plaines.

Sur ces quais circulaient toute espèce de costumes; des hommes en robe de toutes les couleurs, affairés, criant, dans le grand coup de feu du transit. Et le soir, aux sifflets diaboliques des machines, étaient venus se mêler les tapages confus de plusieurs orchestres, jouant des choses bruyantes, comme pour endormir les regrets déchirants de tous les exilés qui passaient.

Le lendemain, dès le soleil levé, ils étaient entrés eux aussi dans l’étroit ruban d’eau entre les sables, suivis d’une queue de bateaux de tous les pays. Cela avait duré deux jours, cette promenade à la file dans le désert; puis une autre mer s’était ouverte devant eux, et ils avaient repris le large.

On marchait à toute vitesse toujours; cette mer plus chaude avait à sa surface des marbrures rouges et quelquefois l’écume battue du sillage avait la couleur du sang. Il vivait presque tout le temps dans sa hune, se chantant tout bas à lui-même Jean François de Nantes, pour se rappeler son frère Yann, l’Islande, le bon temps passé.

Quelquefois, dans le fond des lointains pleins de mirages, il voyait apparaître quelque montagne de nuance extraordinaire. Ceux qui menaient le navire connaissaient sans doute, malgré l’éloignement et le vague, ces caps avancés des continents qui sont comme des points de repère éternels sur les grands chemins du monde. Mais, quand on est gabier, on navigue emporté comme une chose, sans rien savoir, ignorant les distances et les mesures sur l’étendue qui ne finit pas.

Lui, n’avait que la notion d’un éloignement effroyable qui augmentait toujours; mais il en avait la notion très nette, en regardant de haut ce sillage, bruissant, rapide, qui fuyait derrière; en comptant depuis combien durait cette vitesse qui ne se ralentissait ni jour ni nuit.

En bas, sur le pont, la foule, les hommes entassés à l’ombre des tentes, haletaient avec accablement. L’eau, l’air, la lumière avaient pris une splendeur morne, écrasante; et la fête éternelle de ces choses était comme une ironie pour les êtres, pour les existences organisées qui sont éphémères :

… Une fois, dans sa hune, il fut très amusé par des nuées de petits oiseaux, d’espèce inconnue, qui vinrent se jeter sur le navire comme des tourbillons de poussière noire. Ils se laissaient prendre et caresser, n’en pouvant plus. Tous les gabiers en avaient sur leurs épaules.

Mais bientôt, les plus fatigués commencèrent à mourir.

… Ils mouraient par milliers, sur les vergues, sur les sabords, ces tout petits, au soleil terrible de la mer Rouge.

Ils étaient venus de par delà les grands déserts, poussés par un vent de tempête. Par peur de tomber dans cet infini bleu qui était partout, ils s’étaient abattus, d’un dernier vol épuisé, sur ce bateau qui passait. Là-bas, au fond de quelque région lointaine de la Libye, leur race avait pullulé dans des amours exubérantes. Leur race avait pullulé sans mesure, et il y en avait eu trop; alors la mère aveugle, et sans âme, la mère nature, avait chassé d’un souffle cet excès de petits oiseaux avec la même impassibilité que s’il se fût agi d’une génération d’hommes.

Et ils mouraient tous sur ces ferrures chaudes du navire; le pont était jonché de leurs petits corps qui hier palpitaient de vie, de chants et d’amour… Petites loques noires, aux plumes mouillées, Sylvestre et les gabiers les ramassaient, étendant dans leurs mains, d’un air de commisération, ces fines ailes bleuâtres, et puis les poussaient au grand néant de la mer, à coups de balai…

Ensuite passèrent des sauterelles, filles de celles de Moïse, et le navire en fut couvert.

Puis on navigua encore plusieurs jours dans du bleu inaltérable où on ne voyait plus rien de vivant, si ce n’est des poissons quelquefois, qui volaient au ras de l’eau…

Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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