Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

… Aussi bien, je ne puis m’empêcher de conter cet enterrement de Sylvestre que je conduisis moi-même là-bas, dans l’île de Singapour. On en avait assez jeté d’autres dans la mer de Chine pendant les premiers jours de la traversée; comme cette terre malaise était là tout près, on s’était décidé à le garder quelques heures de plus pour l’y mettre.

C’était le matin, de très bonne heure, à cause du terrible soleil. Dans le canot qui l’emporta, son corps était recouvert du pavillon de France. La grande ville étrange dormait encore quand nous accostâmes la terre. Un petit fourgon, envoyé par le consul, attendait sur le quai; nous y mîmes Sylvestre et la croix de bois qu’on lui avait faite à bord; la peinture en était encore fraîche, car il avait fallu se hâter, et les lettres blanches de son nom coulaient sur le fond noir.

Nous traversâmes cette Babel au soleil levant. Et puis se fut une émotion, de retrouver là, à deux pas de l’immonde grouillement chinois, le calme d’une église française. Sous cette haute nef blanche, où j’étais seul avec mes matelots, le Dies irae chanté par un prêtre missionnaire résonnait comme une douce incantation magique. Par les portes ouvertes on voyait des choses qui ressemblaient à des jardins enchantés, des verdures admirables, des palmes immenses; le vent secouait les grands arbres en fleurs, et c’était une pluie de pétales d’un rouge de carmin qui tombaient jusque dans l’église.

Après, nous sommes allés au cimetière très loin. Notre petit cortège de matelots était bien modeste, le cercueil toujours recouvert du pavillon de France. Ils nous fallut traverser des quartiers chinois, un fourmillement de monde jaune; puis des faubourgs malais, indiens, où toute sorte de figures d’Asie nous regardaient passer avec des yeux étonnés.

Ensuite, la campagne, déjà chaude; des chemins ombreux où volaient d’admirables papillons aux ailes de velours bleu. Un grand luxe de fleurs, de palmiers; toutes les splendeurs de la sève équatoriale. Enfin, le cimetière : des tombes mandarines, avec des inscriptions multicolores, des dragons et des monstres; d’étonnants feuillages, des plantes inconnues. L’endroit où nous l’avons mis ressemble à un coin des jardins d’Indra. Sur sa terre, nous avons planté cette petite croix de bois qu’on lui avait faite à la hâte pendant la nuit :

SYLVESTRE MOAN Dix-neuf ans

Et nous l’avons laissé là, pressés de repartir à cause de ce soleil qui montait toujours, nous retournant pour le voir, sous ses arbres merveilleux, sous ses grandes fleurs.

Pierre Loti

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