Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Mais un jour, à Paimpol, entendant dire que la Marie venait d’arriver, elle se sentit prise d’une espèce de fièvre. Tout son calme d’attente l’avait abandonnée; ayant brusqué la fin de son ouvrage, sans savoir pourquoi, elle se mit en route plus tôt que de coutume, et, dans le chemin, comme elle se hâtait, elle le reconnut de loin qui venait à l’encontre d’elle.

Ses jambes tremblaient et elle les sentait fléchir. Il était déjà tout près, se dessinant à vingt pas à peine, avec sa taille superbe, ses cheveux bouclés sous son bonnet de pêcheur. Elle se trouvait prise si au dépourvu par cette rencontre, que vraiment elle avait peur de chanceler, et qu’il s’en aperçût; elle en serait morte de honte à présent… Et puis elle se croyait mal coiffée, avec un air fatigué pour avoir fait son ouvrage trop vite; elle eût donné je ne sais quoi pour être cachée dans les touffes d’ajoncs, disparue dans quelque trou de fouine. Du reste, lui aussi avait eu un mouvement de recul, comme pour essayer de changer de route. Mais c’était trop tard : ils se croisèrent dans l’étroit chemin.

Lui, pour ne pas la frôler, se rangea contre le talus, d’un bond de côté comme un cheval ombrageux qui se dérobe, en la regardant d’une manière furtive et sauvage.

Elle aussi, pendant une demi-seconde, avait levé les yeux, lui jetant malgré elle-même une prière et une angoisse. Et, dans ce croisement involontaire de leurs regards, plus rapide qu’un coup de feu, ses prunelles gris de lin avaient paru s’élargir, s’éclairer de quelque grande flamme de pensée, lancée une vraie lueur bleuâtre, tandis que sa figure était devenue toute rose jusqu’aux tempes, jusque sous les tresses blondes.

Il avait dit en touchant son bonnet :

—    Bonjour, mademoiselle Gaud !

—    Bonjour, monsieur Yann, répondit-elle.

Et ce fut tout; il était passé. Elle continua sa route, encore tremblante, mais sentant peu à peu à mesure qu’il s’éloignait, le sang reprendre son cours et la force revenir…

Au logis, elle trouva la vieille Moan assise dans un coin, le tête entre ses mains, qui pleurait, qui faisait son hi hi hi ! de petit enfant, toute dépeignée, sa queue de cheveux tombée de son serre-tête comme un maigre écheveau de chanvre gris :

—    Ah ! ma bonne Gaud, c’est le fils Gaos que j’ai rencontré du côté de Plouherzel, comme je m’en retournais de ramasser mon bois; alors nous avons parlé de mon pauvre petit, tu penses bien. Ils sont arrivés ce matin de l’Islande et, dès ce midi, il était venu pour me faire une visite pendant que j’étais dehors. Pauvre garçon, il avait des larmes aux yeux lui aussi… Jusqu’à ma porte, qu’il a voulu me raccompagner, ma bonne Gaud, pour me porter mon petit fagot…

Elle écoutait cela, debout, et son cœur se serrait à mesure : ainsi, cette visite de Yann, sur laquelle elle avait tant compté pour lui dire tant de choses, était déjà faite, et ne se renouvellerait sans doute plus; c’était fini…

Alors la chaumière lui sembla plus désolée, la misère plus dure, le monde plus vide, et elle baissa la tête avec une envie de mourir.

Pierre Loti

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