Pêcheur d'Islande

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

L’été s’avança et, à la fin d’août, en même temps que les premiers brouillards du matin, on vit les Islandais revenir.

Depuis trois mois déjà, les deux abandonnées habitaient ensemble, à Ploubazlanec, la chaumière des Moan; Gaud avait pris place de fille dans ce pauvre nid de marins morts. Elle avait envoyé là tout ce qu’on lui avait laissé après la vente de la maison de son père : son beau lit à la mode des villes et ses belles jupes de différentes couleurs. Elle avait fait elle-même sa nouvelle robe noire d’un façon plus simple et portait, comme la vieille Yvonne, une coiffe de deuil en mousseline épaisse ornée seulement de plis.

Tous le jours, elle travaillait à des ouvrages de couture chez les gens riches de la ville et rentrait à la nuit, sans être distraite en chemin par aucun amoureux, restée un peu hautaine, et encore entourée d’un respect de demoiselle; en lui disant bonsoir, les garçons mettaient comme autrefois, la main à leur chapeau.

Par les beaux crépuscules d’été, elle s’en revenait de Paimpol, tout le long de cette route de falaise, aspirant le grand air marin qui repose. Les travaux d’aiguille n’avaient pas eu le temps de la déformer comme d’autres, qui vivent toujours penchées de côté sur leur ouvrage et, en regardant la mer, elle redressait la belle taille souple qu’elle tenait de race; en regardant la mer, en regardant le large, tout au fond duquel était Yann…

Cette même route menait chez lui. En continuant un peu, vers certaine région plus pierreuse et plus balayée par le vent, on serait arrivé à ce hameau de Pors-Even où les arbres, couverts de mousses grises, croissent tout petits entre les pierres et se couchent dans le sens des rafales d’ouest. Elle n’y retournerait sans doute jamais, dans ce Pors-Even, bien qu’il fût à moins d’une lieue; mais, une fois dans sa vie, elle y était allée et cela avait suffi pour laisser un charme sur tout son chemin; Yann, d’ailleurs, devait souvent y passer et, de sa porte, elle pourrait le suivre allant ou venant sur la lande rase, entre les ajoncs courts. Donc elle aimait toute cette région de Ploubazlanec; elle était presque heureuse que le sort l’eût rejetée là : en aucun autre lieu du pays elle n’eût pu se faire à vivre.

A cette saison de fin d’août, il y a comme un alanguissement de pays chaud qui remonte du midi vers le nord; il y a des soirées lumineuses, des reflets du grand soleil d’ailleurs qui viennent traîner jusque sur la mer bretonne. Très souvent, l’air est limpide et calme, sans aucun nuage nulle part.

Aux heures où Gaud s’en revenait, les choses se fondaient déjà ensemble pour la nuit, commençaient à se réunir et à former des silhouettes. Çà et là, un bouquet d’ajoncs se dressait sur une hauteur entre deux pierres, comme un panache ébouriffé; un groupe d’arbres tordus formait un amas sombre dans un creux, ou bien, ailleurs, quelque hameau à toit de paille dessinait au-dessus de la lande une petite découpure bossue. Aux carrefours les vieux christs qui gardaient la campagne étendaient leurs bras noirs sur les calvaires, comme de vrais hommes suppliciés, et, dans le lointain, la Manche se détachait en clair, en grand miroir jaune sur un ciel qui était déjà ténébreux vers l’horizon. Et dans ce pays, même ce calme, même ces beau temps, étaient mélancoliques; il restait, malgré tout, une inquiétude planant sur les choses; une anxiété venue de la mer à qui tant d’existences étaient confiées et dont l’éternelle menace n’était qu’endormie.

Gaud, qui songeait en chemin, ne trouvait jamais assez longue sa course de retour au grand air. On sentait l’odeur salée des grèves, et l’odeur douce de certaines fleurs qui croissent sur les falaises entre les épines maigres. Sans la grand-mère Yvonne qui l’attendait au logis, volontiers elle se serait attardée dans ces sentiers d’ajoncs, à la manière de ces belles demoiselles qui aiment à rêver, les soirs d’été, dans les parcs.

En traversant ce pays, il lui revenait bien aussi quelques souvenirs de sa petite enfance; mais comme ils étaient effacés à présent, reculés, amoindris par son amour ! Malgré tout, elle voulait considérer ce Yann comme une sorte de fiancé, un fiancé fuyant, dédaigneux, sauvage, qu’elle n’aurait jamais; mais à qui elle s’obstinerait à rester fidèle en esprit, sans plus confier cela à personne. Pour le moment, elle aimait à le savoir en Islande; là, au moins, la mer le lui gardait dans ses cloîtres profonds et il ne pouvait se donner à aucune autre.

Il est vrai qu’un de ces jours il allait revenir, mais elle envisageait aussi ce retour avec plus de calme qu’autrefois. Par instinct, elle comprenait que sa pauvreté ne serait pas un motif pour être plus dédaignée, car il n’était pas un garçon comme les autres. Et puis cette mort du petit Sylvestre était une chose qui les rapprochait décidément. A son arrivée, il ne pourrait manquer de venir sous leur toit pour voir la grand-mère de son ami : et elle avait décidé qu’elle serait là pour cette visite, il ne lui semblait pas que ce fût manquer de dignité; sans paraître se souvenir de rien, elle lui parlerait comme à quelqu’un que l’on connaît depuis longtemps; elle lui parlerait même avec affection comme à un frère de Sylvestre, en tâchant d’avoir l’air naturel. Et qui sait ? il ne serait peut-être pas impossible de prendre auprès de lui une place de sœur, à présent qu’elle allait être si seule au monde; de se reposer sur son amitié; de la lui demander comme un soutien, en s’expliquant assez pour qu’il ne crût plus à aucune arrière-pensée de mariage. Elle le jugeait sauvage seulement, entêté dans ses idées d’indépendance, mais doux, franc, et capable de bien comprendre les choses bonnes qui viennent tout droit du cœur.

Qu’allait-il éprouver, en la retrouvant là, pauvre, dans cette chaumière presque en ruine ?… Bien pauvre, oh ! oui, car la grand-mère Moan, n’étant plus assez forte pour aller en journée aux lessives, n’avait plus rien que sa pension de veuve; il est vrai, elle mangeait bien peu maintenant, et toutes deux pouvaient encore s’arranger pour vivre sans demander rien à personne…

La nuit était toujours tombée quand elle arrivait au logis; avant d’entrer, il fallait descendre un peu, sur des roches usées, la chaumière se trouvant en contrebas de ce chemin de Ploubazlanec, dans la partie de terrain qui s’incline vers la grève. Elle était presque cachée sous son épais toit de paille brune, tout gondolé, qui ressemblait au dos de quelque énorme bête morte effondrée sous ses poils durs. Ses murailles avaient la couleur sombre et la rudesse des rochers, avec des mousses et du cochléaria formant de petites touffes vertes. On montait les trois marches gondolées du seuil, et on ouvrait le loquet intérieur de la porte au moyen d’un bout de corde de navire qui sortait par un trou. En entrant, on voyait d’abord en face de soi la lucarne, percée comme dans l’épaisseur d’un rempart, et donnant sur la mer d’où venait une dernière clarté jaune pâle. Dans la grande cheminée flambaient des brindilles odorantes de pin et de hêtre, que la vieille Yvonne ramassait dans ses promenades le long des chemins; elle-même était là assise, surveillant leur petit souper; dans son intérieur, elle portait un serre-tête seulement, pour ménager ses coiffes; son profil, encore joli, se découpait sur la lueur rouge de son feu. Elle levait vers Gaud ses yeux jadis bruns, qui avaient pris une couleur passée, tournée au bleuâtre, et qui étaient troublés, incertains, égarés de vieillesse. Elle disait toutes les fois la même chose :

—    Ah ! Mon Dieu, ma bonne fille, comme tu rentres tard ce soir…

—    Mais non, grand-mère, répondait doucement Gaud qui y était habituée. Il est la même heure que les autres jours.

—    Ah !… me semblait à moi, ma fille, me semblait qu’il était plus tard que de coutume.

Elles soupaient sur une table devenue presque informe à force d’être usée, mais encore épaisse comme le tronc d’un chêne. Et le grillon ne manquait jamais de leur recommencer sa petite musique à son d’argent.

Un des côtés de la chaumière était occupé par des boiseries grossièrement sculptées et aujourd’hui toutes vermoulues; en s’ouvrant, elles donnaient accès dans des étagères où plusieurs générations pêcheurs avaient été conçues, avaient dormi, et où les mères vieillies étaient mortes.

Aux solives noires du toit s’accrochaient des ustensiles de ménage très anciens, des paquets d’herbes, des cuillers de bois, du lard fumé; aussi de vieux filets, qui dormaient là depuis le naufrage des derniers fils Moan, et dont les rats venaient la nuit couper les mailles.

Le lit de Gaud, installé dans un angle avec ses rideaux de mousseline blanche, faisait l’effet d’une chose élégante et fraîche, apportée dans une hutte de Celte.

Il y avait une photographie de Sylvestre en matelot, dans un cadre, accrochée au granit du mur. Sa grand-mère y avait attaché sa médaille militaire, avec une de ces paires d’ancres en drap rouge que les marins portent sur la manche droite, et qui venait de lui; Gaud lui avait aussi acheté à Paimpol une de ces couronnes funéraires en perles noires et blanches dont on entoure, en Bretagne, les portrait des défunts. C’était là son petit mausolée, tout ce qu’il avait pour consacrer sa mémoire, dans son pays breton…

Les soirs d’été, elles ne veillaient pas, par économie de lumière; quand le temps était beau, elles s’asseyaient un moment sur un banc de pierre, devant la maison, et regardaient le monde qui passait dans le chemin un peu au-dessus de leur tête.

Ensuite la vieille Yvonne se couchait dans son étagère d’armoire, et Gaud, dans son lit de demoiselle; là, elle s’endormait assez vite, ayant beaucoup travaillé, beaucoup marché, et songeant au retour des Islandais et fille sage, résolue, dans un trouble trop grand…

Pierre Loti

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