Pêcheur d'Islande

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Environ quinze jours après, comme le ciel se faisait déjà plus sombre à l’approche des pluies, et la chaleur plus lourde sur ce Tonkin jaune, Sylvestre, qu’on avait rapporté à Hanoï, fut envoyé en rade d’Ha-Long et mis à bord d’un navire-hôpital qui rentrait en France.

Il avait été longtemps promené sur divers brancards, avec des temps d’arrêt dans des ambulances. On avait fait ce qu’on avait pu; mais, dans ces conditions mauvaises, sa poitrine s’était remplie d’eau, du côté percé, et l’air entrait toujours, en gargouillant, par ce trou qui ne se fermait pas.

On lui avait donné la médaille militaire et il en avait eu un moment de joie. Mais il n’était plus le guerrier d’avant, à l’allure décidée, à la voix vibrante et brève. Non, tout cela était tombé devant la longue souffrance et la fièvre amollissante. Il était redevenu enfant, avec le mal du pays; il ne parlait presque plus, répondant à peine d’une petite voix douce, presque éteinte. Se sentir si malade, et être si loin, si loin; penser qu’il faudrait tant de jours et de jours avant d’arriver au pays, vivrait-il seulement jusque-là, avec ses forces qui diminuaient ?… Cette notion d’effroyable éloignement était une chose qui l’obsédait sans cesse; qui l’oppressait à ses réveils, quand, après les heures d’assoupissement, il retrouvait la sensation affreuse de ses plaies, la chaleur de sa fièvre et le petit bruit soufflant de sa poitrine crevée. Aussi il avait supplié qu’on l’embarquât, au risque de tout.

Il était très lourd à porter dans son cadre; alors, sans le vouloir, on lui donnait des secousses cruelles en le charroyant.

A bord de ce transport qui allait partir, on le coucha dans l’un des petits lits de fer alignés à l’hôpital et il recommença en sens inverse sa longue promenade à travers les mers. Seulement, cette fois, au lieu de vivre comme un oiseau dans le plein vent de hunes, c’était dans les lourdeurs d’en bas, au milieu des exhalaisons de remèdes, de blessures et de misères.

Les premiers jours, la joie d’être en route avait amené en lui un peu de mieux. Il pouvait se tenir soulevé sur son lit avec des oreillers, et de temps en temps il demandait sa boîte. Sa boîte de matelot était le coffret de bois blanc, acheté à Paimpol, pour mettre ses choses précieuses; on y trouvait les lettres de la grand-mère Yvonne, celles d’Yann et de Gaud, un cahier où il avait copié des chansons du bord, et un livre de Confucius en chinois, pris au hasard d’un pillage sur lequel, au revers blanc des feuillets, il avait inscrit le journal naïf de sa campagne.

Le mal pourtant ne s’améliorait pas et, dès la première semaine, les médecins pensèrent que la mort ne pouvait plus être évitée.

… Près de l’Équateur maintenant, dans l’excessive chaleur des orages. Le transport s’en allait, secouant ses lits, ses blessés et ses malades; s’en allait toujours vite sur une mer remuée, tourmentée encore comme au renversement des moussons.

Depuis le départ d’Ha-Long, il en était mort plus d’un, qu’il avait fallu jeter dans l’eau profonde, sur ce grand chemin de France; beaucoup de ces petits lits s’étaient débarrassé déjà de leur pauvre contenu.

Et ce jour-là, dans l’hôpital mouvant, il faisait très sombre : on avait été obligé, à cause de la houle, de fermer les mantelets en fer des sabords, et cela rendait plus horrible cet étouffoir de malades.

Il allait plus mal, lui; c’était la fin. Couché toujours sur son côté percé, il le comprimait des deux mains, avec tout ce qui lui restait de force, pour immobiliser cette eau, cette décomposition liquide dans ce poumon droit, et tâcher de respirer seulement avec l’autre. Mais cet autre aussi, peu à peu, s’était pris par voisinage, et l’angoisse suprême était commencée.

Toute sorte de vision du pays hantaient son cerveau mourant; dans l’obscurité chaude, des figures aimées ou affreuses venaient se pencher sur lui; il était dans un perpétuel rêve d’halluciné, où passaient la Bretagne et l’Islande.

Le matin, il avait fait appeler le prêtre, et celui-ci, qui était un vieillard habitué à voir mourir des matelots, avait été surpris de trouver, sous cette enveloppe si virile, la pureté d’un petit enfant.

Il demandait de l’air, de l’air; mais il n’y en avait nulle part; les manches à vent n’en donnaient plus; l’infirmier, qui l’éventait tout le temps avec un éventail à fleurs chinoises, ne faisait que remuer sur lui des buées malsaines, des fadeurs déjà cent fois respirées, dont les poitrines ne voulaient plus.

Quelquefois, il lui prenait des rages désespérées pour sortir de ce lit, où il sentait si bien la mort venir; d’aller au plein vent là-haut, essayer de revivre… Oh ! les autres, qui couraient dans les haubans, qui habitaient dans les hunes !… Mais tout son grand effort pour s’en aller n’aboutissait qu’à un soulèvement de sa tête et de son cou affaibli, quelque chose comme ces mouvements incomplets que l’on fait pendant le sommeil. Eh ! non, il ne pouvait plus; il retombait dans les mêmes creux de son lit défait, déjà englué là par la mort; et chaque fois après la fatigue d’une telle secousse, il perdait pour un instant conscience de tout.

Pour lui faire plaisir, on finit par ouvrir un sabord, bien que se fût encore dangereux, la mer n’étant pas assez calmée. C’était le soir, vers six heures. Quand cet auvent de fer fut soulevé, il entra de la lumière seulement, de l’éblouissante lumière rouge. Le soleil couchant apparaissait à l’horizon avec une extrême splendeur, dans la déchirure d’un ciel sombre; sa lueur aveuglante se promenait au roulis, et il éclairait cet hôpital en vacillant, comme une torche que l’on balance.

De l’air, non, il n’en vint point; le peu qu’il y en avait dehors était impuissant à entrer ici, à chasser les senteurs de la fièvre. Partout, à l’infini, sur cette mer équatoriale, ce n’était qu’humidité chaude, que lourdeur irrespirable. Pas d’air nulle part, pas même pour les mourants qui haletaient.

… Une dernière vision l’agita beaucoup : sa vieille grand-mère, passant sur un chemin, très vite, avec une expression d’anxiété déchirante; la pluie tombait sur elle, de nuages bas et funèbres; elle se rendait à Paimpol, mandée au bureau de la marine pour y être informée qu’il était mort.

Il se débattait maintenant; il râlait. On épongeait aux coins de sa bouche de l’eau et du sang, qui étaient remontés de sa poitrine, à flots, pendant ses contorsions d’agonie. Et le soleil magnifique l’éclairait toujours; au couchant, on eût dit l’incendie de tout un monde, avec du sang plein les nuages; par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu rouge, qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de lui.

… A ce moment, ce soleil se voyait aussi, là-bas, en Bretagne, où midi allait sonner. Il était bien le même soleil, et au même instant précis de sa durée sans fin; là, pourtant, il avait une couleur très différente; se tenant plus haut dans un ciel bleuâtre; il éclairait d’une douce lumière blanche la grand — mère Yvonne, qui travaillait à coudre, assise sur sa porte.

En Islande, où c’était le matin, il paraissait aussi, à cette même minute de mort.

Pâli davantage, on eût dit qu’il ne parvenait à être vu là que par une sorte de tour de force d’obliquité. Il rayonnait tristement, dans un fiord où dérivait la Marie, et son ciel était cette fois d’une de ces puretés hyperboréennes qui éveillent des idées de planètes refroidies n’ayant plus d’atmosphère. Avec une netteté glacée, il accentuait les détails de ce chaos de pierres qui est l’Islande : tout ce pays, vu de la Marie, semblait plaqué sur un même plan et se tenir debout. Yann, qui était là, éclairé un peu étrangement lui aussi, pêchait comme d’habitude, au milieu de ces aspects lunaires.

… Au moment où cette traînée de feu rouge, qui entrait par ce sabord de navire, s’éteignit, où le soleil équatorial disparut tout à fait dans les eaux dorées, on vit les yeux du petit fils mourant se chavirer, se retourner vers le front comme pour disparaître dans la tête. Alors on abaissa dessus les paupières avec leurs longs cils et Sylvestre redevint très beau et calme, comme un marbre couché…

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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