Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Environ un mois plus tard. En juin.

Autour de l’Islande, il fait cette sorte de temps rare que les matelots appellent le calme blanc; c’est-à-dire que rien ne bougeait dans l’air, comme si toutes les brises étaient épuisées, finies.

Le ciel s’était couvert d’un grand voile blanchâtre, qui s’assombrissait par le bas, vers l’horizon, passait aux gris plombés, aux nuances ternes de l’étain. Et là-dessous, les eaux inertes jetaient un éclat pâle, qui fatiguait les yeux et qui donnait froid.

Cette fois-là, c’étaient des moires, rien que des moires changeantes qui jouaient sur la mer; des cernes très légers, comme on en ferait en soufflant contre un miroir. Toute l’étendue luisante semblait couverte d’un réseau de dessins vagues qui s’enlaçaient et se déformaient, très vite effacés, très fugitifs.

Éternel soir ou éternel matin, il était impossible de dire : un soleil qui n’indiquait plus aucune heure, restait là toujours, pour présider à ce resplendissement de choses mortes, il n’était lui-même qu’un autre cerne, presque sans contours, agrandi jusqu’à l’immense par un halo trouble.

Yann et Sylvestre, en pêchant à côté l’un de l’autre, chantaient : Jean-François de Nantes, la chanson qui ne finit plus, s’amusant de sa monotonie même et se regardant du coin de l’œil pour rire de l’espèce de drôlerie enfantine avec laquelle ils reprenaient perpétuellement les couplets, en tâchant d’y mettre un entrain nouveau à chaque fois. Leurs joues étaient roses sous la grande fraîcheur salée; cet air qu’ils respiraient était vivifiant et vierge; ils en prenaient plein leur poitrine, à la source même de toute vigueur et de toute existence.

Et pourtant, autour d’eux, c’étaient des aspects de non vie, de monde fini ou pas encore créé; la lumière n’avait aucune chaleur; les choses se tenaient immobiles et comme refroidies à jamais, sous le regard de cette espèce de grand œil spectral qui était le soleil.

La Marie projetait sur l’étendue une ombre qui était très longue comme le soir, et qui paraissait verte, au milieu de ces surfaces polies reflétant les blancheurs du ciel; alors, dans toute cette partie ombrée qui ne miroitait pas, on pouvait distinguer par transparence ce qui se passait sous l’eau : des poissons innombrables, des myriades et de myriades, tous pareils, glissant doucement dans la même direction, comme ayant un but dans leur perpétuel voyage. C’étaient des morues qui exécutaient leurs évolutions d’ensemble, toutes en long dans le même sens, bien parallèles, faisant un effet de hachures grises, et sans cesse agitées d’un tremblement rapide, qui donnait un air de fluidité à cet amas de vies silencieuses. Quelquefois, avec un coup de queue brusque, toutes se retournaient en même temps, montrant le brillant de leur ventre argenté; et puis le même coup de queue, le même retournement, se propageait dans le banc tout entier par ondulations lentes, comme si des milliers de lames de métal eussent jeté, entre deux eaux, chacune un petit éclair.

Le soleil, déjà très bas, s’abaissait encore; donc s’était le soir décidément. A mesure qu’il descendait dans les zones couleur de plomb qui avoisinaient la mer, il devenait jaune, et son cercle se dessinait plus net, plus réel. On pouvait le fixer avec les yeux, comme on fait pour la lune.

Il éclairait pourtant; mais on eût dit qu’il n’était pas du tout loin dans l’espace; il semblait qu’en allant, avec un navire, seulement jusqu’au bout de l’horizon, on eût rencontré là ce gros ballon triste, flottant dans l’air à quelques mètres au-dessus des eaux.

La pêche allait assez vite; en regardant dans l’eau reposée, on voyait très bien la chose se faire : les morues venir mordre, d’un mouvement glouton; ensuite se secouer un peu, se sentant piquées, comme pour mieux se faire accrocher le museau. Et, de minute en minute, vite, à deux mains, les pêcheurs rentraient leur ligne, rejetant la bête à qui devait l’éventer et l’aplatir.

La flottille des Paimpolais était éparse sur ce miroir tranquille, animant ce désert. Çà et là, paraissaient les petites voiles lointaines, déployées pour la forme puisque rien ne soufflait, et très blanches, se découpant en clair sur les grisailles des horizons.

Ce jour-là, ç’avait l’air d’un métier si calme, si facile, celui de pêcheur d’Islande; un métier de demoiselle…

Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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