Jules Verne

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Assurément, étant donnée l’obscurité profonde, ils ne seraient pas aperçus, mais il y avait ceci de grave : si, par mauvaise chance, c’était une escouade de police qui suivait cette route, c’est qu’elle se dirigeait vers le fleuve. Certes, il pouvait se faire qu’elle ne découvrit pas le bateau, et, d’ailleurs, les précautions étaient prises. Ces agents auraient beau le visiter de fond en comble, ils n’y trouveraient rien de suspect. Mais, même en admettant que cette escouade ne soupçonnât pas l’existence du chaland, peut-être resterait-elle en embuscade dans les environs, et, dans ce cas, il eût été très imprudent de faire sortir la charrette.

Enfin, on tiendrait compte des circonstances, et on agirait selon les événements. Après avoir attendu dans cette clairière toute la journée suivante, s’il le fallait, quelques-uns des hommes descendraient, à la nuit, jusqu’au Danube, et s’assureraient de l’absence de toute force de police.

Pour l’instant, l’essentiel était de ne pas être dépistés, et que rien ne donnât l’éveil à cette troupe qui s’approchait.

Celle-ci ne tarda pas à atteindre le point où la route longeait la clairière. Malgré la nuit noire, on reconnut qu’elle se composait d’une dizaine d’hommes, et de significatifs cliquetis d’acier indiquaient des hommes armés.

Déjà, elle avait dépassé la clairière, lorsqu’un incident vint modifier les choses du tout au tout.

Un des deux chevaux, effrayé par ce passage d’hommes sur la route, s’ébroua et poussa un long hennissement qui fut répété par son congénère.

La troupe en marche s’arrêta sur place.

C’était bien une escouade de police qui descendait vers le fleuve, sous le commandement de Karl Dragoch complètement remis des suites de son accident de la matinée.

Si les gens de la clairière avaient connu ce détail, peut-être leur inquiétude en eût-elle été augmentée. Mais, ainsi qu’on l’a vu, leur chef croyait hors de combat le policier redouté. Pourquoi il commettait cette erreur, pourquoi il estimait ne plus avoir à compter avec un adversaire qu’il avait précisément en face de lui, c’est ce que la suite du récit ne tardera pas à faire comprendre au lecteur.

Lorsque, dans la matinée de ce même jour, Karl Dragoch eut sauté sur la berge, où l’attendait son subordonné, celui-ci l’avait entraîné vers l’amont. Après deux ou trois cents mètres de marche, les deux policiers étaient arrivés à un canot, dissimulé dans les herbes de la rive, à bord duquel ils s’embarquèrent. Aussitôt, les avirons, vigoureusement maniés par Friedrick Ulhmann, emportèrent rapidement la légère embarcation de l’autre côté du fleuve.

« C’est donc sur la rive droite que le crime a été commis ? demanda à ce moment Karl Dragoch.

—    Oui, répondit Friedrick Ulhmann.

—    Dans quelle direction ?

—    En amont. Dans les environs de Gran.

—    Comment ! Dans les environs de Gran, se récria Dragoch. Ne me disais-tu pas tout à l’heure que nous n’avions que peu de chemin à faire ?

—    Ce n’est pas loin, dit Ulhmann. Il y a peut-être bien trois kilomètres, tout de même. »

Il y en avait quatre, en réalité, et cette longue étape ne put être franchie sans difficulté par un homme qui venait à peine d’échapper à la mort Plus d’une fois, Karl Dragoch dut s’étendre, afin de reprendre le souffle qui lui manquait. Il était près de trois heures de l’après-midi, quand il atteignit enfin la villa du comte Hagueneau, où l’appelait sa fonction.

Dès qu’il se sentit, grâce à un cordial qu’il s’empressa de réclamer, en possession de tous ses moyens, le premier soin de Karl Dragoch fut de se faire conduire au chevet du gardien Christian Hoël. Pansé quelques heures plus tôt par un chirurgien des environs, celui-ci, la face blanche, les yeux clos, haletait péniblement. Bien que sa blessure fût des plus graves et intéressât le poumon, il subsistait toutefois un sérieux espoir de le sauver, à la condition que la plus légère fatigue lui fût épargnée.

Karl Dragoch put néanmoins obtenir quelques renseignements, que le gardien lui donna d’une voix étouffée, par monosyllabes largement espacés. Au prix de beaucoup de patience, il apprit qu’une bande de malfaiteurs, composée de cinq ou six hommes, au bas mot, avait, au milieu de la nuit dernière, fait irruption dans la villa, après en avoir enfoncé la porte. Le gardien Christian Hoël, réveillé par le bruit, avait eu à peine le temps de se lever, qu’il retombait frappé d’un coup de poignard entre les deux épaules. Il ignorait par conséquent ce qui s’était passé ensuite, et il était incapable de donner aucune indication sur ses agresseurs. Cependant, il savait quel était leur chef, un certain Ladko, dont ses compagnons avaient, à plusieurs reprises, prononcé le nom avec une sorte d’inexplicable forfanterie. Quant à ce Ladko, dont un masque recouvrait le visage, c’était un grand gaillard aux yeux bleus et porteur d’une abondante barbe blonde.

Ce dernier détail, de nature à infirmer les soupçons qu’il avait conçus touchant Ilia Brusch, ne laissa pas de troubler Karl Dragoch. Qu’Ilia Brusch fût blond, lui aussi, il n’en doutait pas, mais ce blond était déguisé en brun, et on ne retire pas une teinture le soir pour la remettre le lendemain, comme on ferait d’une perruque. Il y avait là une sérieuse difficulté que Dragoch se réserva d’élucider à loisir.

Le gardien Christian ne put, d’ailleurs, lui fournir de plus amples détails. Il n’avait rien remarqué concernant ses autres agresseurs, ceux-ci ayant pris, comme leur chef, la précaution de se masquer.

Muni de ces renseignements, le détective posa ensuite quelques questions touchant la villa même du comte Hagueneau. C’était, ainsi qu’il l’apprit, une très riche habitation meublée avec un luxe princier. Les bijoux, l’argenterie et les objets précieux abondaient dans les tiroirs, les objets d’art sur les cheminées et les meubles, les tapisseries anciennes et les tableaux de maître sur les murs. Des titres avaient même été laissés en dépôt dans un coffre-fort, au premier étage. Nul doute par conséquent que les envahisseurs n’aient eu l’occasion de faire un merveilleux butin.

C’est ce que Karl Dragoch put, en effet, constater aisément en parcourant les diverses pièces de l’habitation. C’était un pillage en règle, accompli avec une parfaite méthode. Les voleurs, en gens de goût, ne s’étaient pas encombrés des non-valeurs. La plupart des objets de prix avaient disparu; à la place des tapisseries arrachées, de grands carrés de muraille apparaissaient à nu, et, veufs des plus belles toiles découpées avec art, des cadres vides pendaient lamentablement. Les pillards s’étaient approprié jusqu’à des tentures choisies évidemment parmi les plus somptueuses et jusqu’à des tapis sélectionnés parmi les plus beaux. Quant au coffre-fort, il avait été forcé, et son contenu avait disparu.

« On n’a pas emporté tout cela à dos d’hommes, se dit Karl Dragoch en constatant cette dévastation. Il y avait là de quoi charger une voiture. Reste à dénicher la voiture. »

Cet interrogatoire et ces premières recherches avaient nécessité un temps fort long. La nuit était prochaine. Il importait, avant qu’elle fût complète, de retrouver trace, si faire se pouvait, du véhicule dont les voleurs, d’après le policier, avaient dû nécessairement faire usage. Celui-ci se hâta donc de sortir.

Il n’eut pas loin à aller pour découvrir la preuve qu il recherchait. Sur le sol de la vaste cour ménagée devant la villa, de larges roues avaient laissé de profondes empreintes juste en face de la porte brisée, et, à quelque distance, la terre était piétinée, comme elle aurait pu l’être par des chevaux qui eussent longtemps attendu.

Ces constatations faites d’un coup d’œil, Karl Dragoch s’approcha de l’endroit où des chevaux paraissaient avoir stationné et examina le sol avec attention. Puis, traversant la cour, il procéda, aux abords immédiats de la grille donnant sur la route, à un nouvel et minutieux examen, à l’issue duquel il suivit le chemin public pendant une centaine de mètres, pour revenir ensuite sur ses pas.

« Ulhmann ! appela-t-il en rentrant dans la cour.

—    Monsieur ? répondit l’agent, qui sortit de la maison et s’approcha de son chef.

—    Combien avons-nous d’hommes ? demanda celui-ci.

—    Onze.

—    C’est peu, fit Dragoch.

—    Cependant, objecta Ulhmann, le gardien Christian n’estime qu’à cinq ou six le nombre de ses agresseurs.

—    Le gardien Christian a son opinion, et moi j’ai la mienne, répliqua Dragoch. N’importe, il faut nous contenter de ce que nous avons. Tu vas laisser un homme ici, et prendre les dix autres. Avec nous deux, ça fera douze. C’est quelque chose.

—    Vous avez donc un indice ? interrogea Friedrick Ulhmann.

—    Je sais, où sont nos voleurs … de quel côté ils sont du moins.

—    Oserai-je vous demander ?. commença Ulhmann.

—    D’où me vient cette assurance ? acheva Karl Dragoch. Rien n’est plus simple. C’est même véritablement enfantin. Je me suis d’abord dit qu’on avait pris trop de choses ici pour ne pas avoir besoin d’un véhicule quelconque. J’ai donc cherché ce véhicule et je l’ai trouvé. C’est une charrette à quatre roues, attelée de deux chevaux, dont l’un, celui de flèche, offre cette particularité qu’il manque un clou au fer de son pied antérieur droit.

—    Comment avez-vous pu savoir cela ? interrogea Ulhmann ébahi.

—    Parce qu’il a plu la nuit dernière et que la terre encore mal séchée a gardé fidèlement les empreintes. J’ai appris de la même manière que la charrette, on quittant la villa, avait tourné à gauche, c’est-à-dire dans une direction opposée à celle de Gran. Nous allons nous diriger du même côté et suivre au besoin à la piste le cheval dont le fer est incomplet. Il n’y a pas apparence que nos gaillards aient voyagé pendant le jour. Ils se sont sans doute terrés quelque part jusqu’au soir. Or, la région est peu habitée et les maisons ne sont pas bien nombreuses. Nous fouillerons au besoin toutes celles que nous trouverons sur la route. Réunis tes hommes, car voici venir la nuit, et le gibier doit commencer à se donner de l’air. »

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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