Jules Verne

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Karl Dragoch n’avait pas souvenir de s’être occupé, dans tout le cours de sa carrière, d’une affaire aussi fertile en incidents inattendus et ayant autant le caractère du mystère que cette affaire de la bande du Danube. L’incroyable mobilité de l’insaisissable bande, son ubiquité, la soudaineté de ses coups, avaient déjà quelque chose d’insolite. Et voici que son chef, à peine dépisté, devenait introuvable, et semblait se rire des mandats d’amener lancés contre lui dans toutes les directions !

Tout d’abord, on eût été fondé à croire qu’il s’était évaporé. De lui, aucune trace, ni en amont, ni en aval. La police de Budapest, notamment, malgré une surveillance incessante, n’avait rien signalé qui lui ressemblât. Il fallait bien qu’il fût passé à Budapest, cependant, puisque, dès le 31 août, il était vu à Duna Földvar, soit près de quatre-vingt-dix kilomètres plus bas que la capitale de la Hongrie. Ignorant que le rôle du pêcheur fût joué à ce moment par Ivan Striga, à qui le chaland assurait un refuge, Karl Dragoch n’y pouvait rien comprendre.

Les jours suivants, c’est à Szekszard, à Vukovar, à Cserevics, à Karlovitz enfin que l’on signalait sa présence. Ilia Brusch ne se cachait pas. Loin de là, il disait son nom à qui voulait l’entendre, et parfois même vendait quelques livres de poissons. D’aucuns, il est vrai, prétendaient aussi l’avoir surpris au moment où il en achetait, ce qui ne laissait pas d’être assez singulier.

Le soi-disant pêcheur faisait preuve en tous cas d’une infernale habileté. La police, aussitôt prévenue de son apparition, avait beau faire diligence, elle arrivait toujours trop tard. C’est en vain qu’elle sillonnait ensuite le fleuve en tous sens, elle n’y découvrait pas le plus petit vestige de la barge qui semblait littéralement volatilisée.

Karl Dragoch se désespérait en apprenant les échecs successifs de ses sous-ordres. Le gibier allait-il décidément lui glisser entre les mains ?

Toutefois, deux choses étaient certaines. La première, c’est que le prétendu lauréat continuait à descendre le fleuve. La seconde, c’est qu’il semblait fuir les villes, dont, sans doute, il redoutait la police.

Karl Dragoch fit donc redoubler de surveillance à toutes les cités de quelque importance situées en aval de Budapest, telles que Mohacs, Apatin et Neusatz, et lui-même établit son quartier général à Semlin. Ces villes constituaient ainsi autant de barrages élevés sur la route du fugitif.

Malheureusement, il paraissait bien que celui-ci ne fît que rire de la série d’obstacles accumulés devant lui. De même qu’on avait appris son passage en aval de Budapest, sa présence fut constatée, mais toujours trop tard, en aval de Mohacs, d’Apatin et de Neusatz. Dragoch, transporté de colère et comprenant qu’il jouait sa dernière carte, réunit alors une véritable flottille. Sur son ordre, plus de trente embarcations croisèrent nuit et jour au-dessous de Semlin. Bien adroit serait l’adversaire s’il parvenait à franchir leur ligne serrée.

Pour remarquables qu’elles fussent, ces dispositions n’auraient eu cependant aucun succès, si Serge Ladko fût resté prisonnier dans la gabarre de Striga. Heureusement pour le repos de Dragoch, il ne devait pas en être ainsi.

La journée du 6 septembre s’était écoulée dans ces conditions, sans que rien de nouveau fût survenu, et Dragoch, dès les premières heures du 7, se disposait à rejoindre sa flottille, quand il vit un agent accourir à sa rencontre. Son homme, enfin arrêté, venait d’être incarcéré dans la prison de Semlin.

Il se hâta de se rendre au parquet. L’agent avait dit vrai. Le trop célèbre Ladko était bien réellement sous les verrous.

La nouvelle se répandit avec la rapidité de l’éclair et mit la ville en rumeur. On ne causait pas d’autre chose, et, sur le quai, des groupes compacts stationnèrent toute la journée devant la barge du fameux malfaiteur.

Ces groupes ne purent manquer d’attirer l’attention d’une gabarre qui, vers trois heures de l’après-midi, passa au large de Semlin. Cette gabarre qui descendait innocemment le fleuve, c’était celle de Striga.

« Qu’y a-t-il donc à Semlin ? dit celui-ci à son fidèle Titcha, en remarquant l’animation des quais. Serait-ce une émeute ?

Il s’aida d’une jumelle, qu’il écarta de ses yeux après un rapide examen.

—    Le diable m’emporte, Titcha, s’écria-t-il, si ce n’est pas l’embarcation de notre particulier !

—    Tu crois ?… fit Titcha en s’emparant de la jumelle.

—    Il faut que j’en aie le cœur net, déclara Striga qui paraissait en proie à une vive agitation. Je vais à terre.

—    Pour te faire pincer. C’est malin !… Si cette embarcation est celle de Dragoch, c’est que Dragoch est à Semlin. C’est se jeter dans la gueule du loup.

—    Tu as raison, approuva Striga, qui disparut dans le rouf. Mais nous allons prendre nos précautions. »

Un quart d’heure plus tard, il revenait « camouflé » de main de maître, si l’on veut bien nous permettre cette expression empruntée à l’argot commun aux malfaiteurs et aux gens de police. Sa barbe coupée et remplacée par des favoris postiches, ses cheveux dissimulés sous une perruque, un large bandeau recouvrant l’un de ses yeux, il s’appuyait péniblement sur une canne, comme un homme qui sortirait à peine d’une grave maladie.

« Et maintenant ?… demanda-t-il, non sans quelque vanité.

—    Merveilleux ! admira Titcha.

—    Ecoute, reprit Striga. Tandis que je serai à Semlin, vous continuerez votre route. Deux ou trois lieues au delà de Belgrade, vous mouillerez et vous attendrez mon retour.

—    Comment feras-tu pour nous rejoindre ?

—    Ne t’inquiète pas de ça, et dis à Ogul de me conduire dans le bachot. »

Pendant ce temps, le chaland avait laissé Semlin en arrière. Ayant pris terre assez loin de la ville, Striga revint à grands pas vers les maisons. Dès qu’il les eut atteintes, il modéra son allure, et, se mêlant aux groupes qui stationnaient au bord du fleuve, il recueillit avidement les propos échangés autour de lui.

Il ne s’attendait guère à ce que ces propos lui apprirent. Personne, dans ces groupes animés, ne parlait de Dragoch. On ne s’entretenait pas davantage d’Ilia Brusch. Il n’était question que de Ladko. De quel Ladko ? Non pas du pilote de Roustchouk, dont le nom avait été utilisé par Striga de la manière qu’on sait, mais précisément de ce Ladko imaginaire qu’il avait ainsi créé de toutes pièces, du Ladko malfaiteur, du Ladko pirate, c’est-à-dire de lui-même, Striga. C’est sa propre arrestation qui formait le sujet de la conversation générale.

Il ne parvenait pas à comprendre. Que la police commit une erreur et arrêtât un innocent au lieu et place du coupable, il n’y avait à cela rien de bien surprenant. Mais quel rapport avait cette erreur, dont il pouvait mieux que personne certifier la réalité, avec la présence de ce bateau, que son chaland, la veille encore, avait à la traîne ?

On estimera, sans doute, qu’il faisait preuve de faiblesse en accordant quelque intérêt à ce côté de la question. L’essentiel, c’était qu’un autre fût poursuivi à sa place. Pendant qu’on suspecterait celui-là, on ne songerait pas à s’occuper de lui. C’était le point important. Le reste ne comptait pas.

Rien n’eût été plus vrai, s’il n’avait eu des motifs particuliers de vouloir être renseigné à cet égard. A en juger d’après les apparences, tout portait à croire que l’homme incarcéré et le maître de la barge ne faisaient qu’un. Quel était cet inconnu, qui, après avoir été, huit jours durant, prisonnier à bord du chaland, en remplaçait si complaisamment le propriétaire entre les griffes de la police ? Striga, certes, ne quitterait pas Semlin avant d’être fixé sur ce point.

Il lui fallut s’armer de patience. Mr Izar Rona, juge chargé de cette affaire, ne paraissait pas disposé à mener rondement l’instruction. Trois jours s’écoulèrent sans qu’il donnât signe de vie. Cette attente préalable faisait partie de sa méthode. D’après lui, il est excellent de laisser tout d’abord un accusé aux prises avec la solitude. L’isolement est un grand destructeur de force nerveuse, et quelques jours de secret dépriment merveilleusement l’adversaire que le juge va trouver en face de lui.

Mr Izar Rona, quarante-huit heures après l’arrestation, exprimait ces idées à Karl Dragoch venu aux informations. Le détective ne pouvait que donner aux théories de son chef une approbation hiérarchique.

« Enfin, monsieur le Juge, se risqua-t-il à demander, quand comptez-vous procéder au premier interrogatoire ?

—    Demain.

—    Je viendrai donc demain soir en apprendre le résultat. Inutile de vous répéter, je pense, sur quoi se fondent les présomptions ?

—    Inutile, affirma Mr Rona. J’ai nos conversations antérieures présentes à l’esprit, et, d’ailleurs, mes notes sont très complètes.

—    Vous me permettrez toutefois de vous rappeler, monsieur le Juge, le désir que j’ai pris la liberté de vous exprimer ?

—    Quel désir ?

—    Celui de ne pas paraître dans cette affaire, au moins jusqu’à nouvel ordre. Ainsi que je vous l’ai exposé, l’inculpé ne me connaît que sous le nom de Jaeger. Cela peut éventuellement nous servir. Evidemment, lorsque nous serons devant la Cour, il me faudra décliner mon nom véritable. Mais nous n’en sommes pas là, et il me paraît préférable, pour la recherche des complices, de ne pas me brûler avant l’heure…

—    C’est entendu, » promit le juge.

Dans la cellule où on l’avait enfermé, Serge Ladko attendait qu’on voulût bien s’occuper de lui. Suivant de si près sa précédente aventure, ce nouveau malheur, aussi inexplicable pour lui que l’autre, n’avait pas abattu son courage. Sans tenter la moindre résistance au moment de son arrestation, il s’était laissé conduire à la prison, après avoir vainement formulé une question restée sans réponse. Que risquait-il, d’ailleurs ? Cette arrestation résultait nécessairement d’une erreur qui serait dissipée dès qu’on l’interrogerait.

Par malheur, le premier interrogatoire se faisait singulièrement attendre. Serge Ladko, maintenu au secret le plus rigoureux, demeurait seul, jour et nuit, dans sa cellule, où, de temps à autre, un gardien venait jeter un furtif coup d’œil par un judas percé dans la porte. Ce gardien espérait-il, obéissant aux ordres de Mr Izar Rona, constater les résultats progressifs de la méthode d’isolement ! En ce cas, il ne devait pas se retirer satisfait. Les heures et les jours s’écoulaient, sans que rien, dans l’attitude du prisonnier, révélât un changement de ses intimes pensées. Assis sur une chaise, les mains appuyées sur les genoux, les yeux baissés, la face froide, il semblait profondément réfléchir, et gardait une immobilité presque absolue, sans donner aucun signe d’impatience. Dès la première minute, Serge Ladko s’était résolu au calme, et rien ne l’en ferait sortir; mais il en arrivait, en constatant la fuite du temps, à regretter sa prison flottante qui, du moins, le rapprochait de Roustchouk.

Le troisième jour, enfin, — on était alors au 10 septembre, — sa porte s’ouvrit, et il fut invité à quitter sa cellule. Encadré par quatre soldats, baïonnette au canon, il suivit un long couloir, descendit un interminable escalier, puis traversa une rue, au delà de laquelle il pénétra dans le Palais de Justice, bâti en face de la prison.

Dans cette rue, le populaire grouillait, se pressant derrière un cordon d’agents de police. Quand le prisonnier apparut, de féroces clameurs s’élevèrent de cette foule, avide d’exprimer sa haine pour le malfaiteur redouté et si longtemps impuni. Quel que fût le sentiment de Serge Ladko en se voyant en butte à cette injure imméritée, il n’en laissa rien paraître. D’un pas ferme, il entra dans le Palais, et, après une nouvelle attente, se trouva enfin devant son juge.

Mr Izar Rona, petit homme malingre, blond, la barbe rare, au teint jaune et bilieux, était un magistrat de la manière forte. Procédant par affirmations tranchantes, par dénégations brutales, il attaquait l’adversaire à coups de boutoir, plus désireux d’inspirer la terreur que de gagner la confiance.

Les gardes s’étaient retirés sur un signe du juge. Debout au milieu de la pièce, Serge Ladko attendait qu’il plût à celui-ci de l’interroger. Dans un angle, le greffier prêt à écrire.

« Asseyez-vous, dit Mr Rona d’un ton brusque.

Serge Ladko obéit. Le magistrat reprit :

—    Votre nom ?

—    Ilia Brusch.

—    Votre domicile ?

—    Szalka.

—    Votre profession ?

—    Pêcheur.

—    Vous mentez, formula le juge, en surveillant du regard le prévenu.

Une légère rougeur colora le visage de Serge Ladko dont les yeux eurent un rapide éclair. Toutefois, il se contraignit au calme et garda le silence.

—    Vous mentez, répéta Mr Rona. Vous vous appelez Ladko. Votre domicile est Roustchouk.

Le pilote tressaillit. Ainsi son identité véritable était connue. Comment cela avait-il pu se faire ? Cependant, le juge, à qui le tressaillement du prévenu n’avait pas échappé, poursuivait d’une voix cinglante :

—    Vous êtes accusé de trois vols simples, de dix-neuf vols qualifiés perpétrés avec les circonstances aggravantes d’escalade et d’effraction, de trois assassinats et de six tentatives de meurtre, lesdits crimes et délits accomplis avec préméditation depuis moins de trois ans. Qu’avez-vous à répondre ?

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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