Jules Verne

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Qu’un malfaiteur s’affuble d’un nom d’emprunt quand il accomplit ses méfaits, cela n’est pas pour étonner un policier, mais pourquoi ce nom de Ladko, ce même nom dont était signé le portrait trouvé dans la barge ?

—    Il existe bien un Ladko pourtant, s’écria avec impatience Dragoch formulant ainsi la conclusion de sa pensée.

—    Parbleu ! fit Titcha. C’est même le plus beau de l’affaire.

—    Qu’est-ce que c’est que ce Ladko ?

—    Une canaille, affirma énergiquement Titcha.

—    Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

—    A moi ?… Rien… A Striga…

—    Qu’est-ce qu’il a fait à Striga ?.

—    Il lui a soufflé la femme… la belle Natcha.

Natcha ! ce même prénom qui figurait sur le portrait. Dragoch, assuré d’être sur la bonne piste, écoutait avidement Titcha qui poursuivait sans se faire prier :

—    Depuis, ils ne sont pas amis, tu penses !… C’est pour ça que Striga a pris son nom. C’est un malin, Striga.

—    Tout cela, objecta Dragoch, ne me dit pas pourquoi il ne faut pas prononcer le nom de Ladko.

—    Parce qu’il est malsain, expliqua Titcha… A Gran… et ailleurs, tu sais qui il désigne… Ici, c’est celui d’une espèce de pilote qui s’est mis contre le gouvernement… Il conspire, l’imbécile… Et les rues sont pleines de Turcs à Roustchouk !

—    Qu’est-il devenu ? demanda Dragoch.

Titcha fit un geste d’ignorance.

—    Il a disparu, répondit-il. Striga dit qu’il est mort.

—    Mort !

—    Et ça doit être vrai, puisque Striga a la femme maintenant.

—    Quelle femme ?

—    Eh ! la belle Natcha… Après le nom, la femme… Pas contente, la colombe !… Mais Striga la tient bien à bord du chaland.

Tout s’éclaircissait pour Dragoch. Ce n’est pas en compagnie d’un vulgaire malfaiteur qu’il avait passé de si longs jours, mais avec un patriote exilé. Quelle ne devait pas être en ce moment la douleur du malheureux, n’arrivant enfin chez lui après tant d’efforts, que pour trouver sa maison vide !… Il fallait courir à son aide… Quant à la bande du Danube, Dragoch, renseigné désormais, n’aurait aucune peine à mettre ensuite la main sur elle.

—    Il fait chaud !… soupira-t-il en faisant semblant d’être vaincu par l’ivresse.

—    Très chaud, approuva Titcha.

—    C’est le raki, balbutia Dragoch.

Titcha abattit son poing sur la table.

—    Tu n’as pas la tête solide, l’enfant !. railla-t-il lourdement. Moi… tu vois… Prêt à recommencer.

—    Je ne peux pas lutter, reconnut Dragoch.

—    Mauviette !. ricana Titcha. Enfin, sortons, si le cœur t’en dit.

Le patron appelé et payé, les deux compagnons se retrouvèrent sur la place. Ce changement ne parut pas favorable à Titcha. A peine à l’air libre, son ivresse s’aggrava notablement. Dragoch eut peur d’avoir forcé la dose.

—    Dis donc, demanda-t-il en montrant l’aval, ce Ladko ?…

—    Quel Ladko ?

—    Le pilote. C’est par là qu’il demeurait ?

—    Non.

Karl Dragoch se tourna du côté de la ville.

—    Par la ?

—    Non plus

—    Par là, alors ? interrogea Dragoch en indiquant l’amont.

—    Oui, balbutia Titcha.

Le détective entraîna son compagnon. Celui-ci titubait et se laissait conduire en mâchonnant des propos incohérents quand, après cinq minutes de marche, il s’arrêta brusquement, s’efforçant de reprendre son aplomb.

—    Qu’est-ce qu’il disait donc, Striga, bégayait-il, que Ladko était mort ?

—    Eh bien ?

—    Il n’est pas mort, puisqu’il y a quelqu’un chez lui.

Et Titcha montrait, à quelques pas, des raies de lumière filtrant à travers les volets d’une fenêtre et striant la chaussée. Dragoch se hâta vers cette fenêtre. Par une fente des volets, Titcha et lui regardèrent dans la maison.

Ils aperçurent une salle de proportions modestes, mais assez confortablement meublée. Le désordre des meubles et la couche épaisse de poussière qui les recouvrait incitaient à croire que cette salle avait été le théâtre, depuis longtemps abandonné, de quelque scène de violence. Le centre en était occupé par une grande table, sur laquelle était accoudé un homme, qui semblait réfléchir profondément. La contraction de ses doigts à demi disparus dans les cheveux en désordre exprimait éloquemment le trouble douloureux de son âme. Des yeux de cet homme, de grosses larmes coulaient.

Ainsi qu’il s’y attendait, Karl Dragoch reconnut son compagnon de voyage. Mais il ne fut pas seul à reconnaître le désespéré songeur.

—    C’est lui !… murmura Titcha en faisant d’énergiques efforts pour chasser son ivresse.

—    Lui ?…

—    Ladko.

Titcha se passa la main sur le visage et parvint à retrouver un peu de sang-froid.

—    Il n’est pas mort, la canaille… dit-il entre ses dents. Mais il n’en vaut guère mieux… Les Turcs me payeront sa peau plus cher qu’elle ne vaut… C’est Striga qui sera content !. Ne bouge pas d’ici, camarade, dit-il en s’adressant à Karl Dragoch. S’il veut sortir, assomme-le !. Appelle à l’aide au besoin… Moi, je vais chercher la police…

Sans attendre de réponse, Titcha s’éloigna en courant. A peine s’il faisait encore quelques zigzags. L’émotion lui avait rendu son équilibre.

Dès qu’il fut seul, le détective entra dans la maison.

Serge Ladko ne fit pas un mouvement. Karl Dragoch lui mit la main sur l’épaule.

Le malheureux releva la tête. Mais sa pensée restait absente, et son regard vague montrait qu’il ne reconnaissait pas son passager. Celui-ci ne prononça qu’un mot :

« Natcha !…

Serge Ladko se redressa avec violence. Ses yeux flambaient, interrogateurs, rivés sur ceux de Karl Dragoch.

—    Suivez-moi, dit le détective, et hâtons-nous. »

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Le pilote du Danube

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