Jules Verne

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Karl Dragoch et son escouade durent marcher longtemps avant de découvrir un indice nouveau. Il était près de dix heures et demie quand, après avoir visité inutilement deux ou trois fermes, ils arrivèrent, au croisement des trois routes, à l’auberge où les deux rouliers avaient passé la journée et d’où ils venaient de partir trois quarts d’heure plus tôt. Karl Dragoch heurta rudement la porte.

« Au nom de la loi ! prononça Dragoch lorsqu’il vit apparaître à sa fenêtre l’aubergiste, dont il était écrit que le sommeil serait troublé ce jour-là.

—    Au nom de la loi !. répéta l’aubergiste, épouvanté en voyant sa demeure cernée par cette troupe nombreuse. Qu’ai-je donc fait ?

—    Descends, et l’on te le dira… Mais surtout ne tarde pas trop, » répliqua Dragoch d’une voix impatiente.

Quand l’aubergiste, à demi vêtu, eut ouvert sa porte, le policier procéda à un rapide interrogatoire. Une charrette était-elle venue ici dans la matinée ? Combien d’hommes la conduisaient ? S’était-elle arrêtée ? Était-elle repartie ? De quel côté s’était-elle dirigée ?

Les réponses ne se firent pas attendre. Oui, une charrette conduite par deux hommes était venue à l’auberge de bon matin. Elle y avait séjourné jusqu’au soir, et n’était repartie qu’après la venue d’un troisième personnage attendu par les deux charretiers. La demie de neuf heures avait déjà sonné, quand elle s’était éloignée dans la direction de Saint-André.

« De Saint-André ? insista Karl Dragoch. Tu en es sûr ?

—    Sûr, affirma l’aubergiste.

—    On te l’a dit, ou tu l’as vu ?

—    Je l’ai vu.

—    Hum !. murmura Karl Dragoch, qui ajouta : C’est bon. Remonte te coucher maintenant, mon brave, et tiens ta langue. »

L’aubergiste ne se le fit pas dire deux fois. La porte se referma, et l’escouade de police demeura seule sur la route.

« Un instant ! » commanda Karl Dragoch à ses hommes qui restèrent immobiles, tandis que lui-même, muni d’un fanal, examinait minutieusement le sol.

D’abord, il ne remarqua rien de suspect, mais il n’en fut pas ainsi quand, ayant traversé la route, il en eut atteint le bas côté. En cet endroit, la terre moins foulée par le passage des véhicules, et, d’ailleurs, moins solidement empierrée, avait conservé plus de plasticité. Du premier regard, Karl Dragoch découvrit l’empreinte d’un sabot auquel un clou manquait, et constata que le cheval, propriétaire de cette ferrure incomplète, se dirigeait non pas vers Saint-André, ni vers Gran, mais directement vers le fleuve, par le chemin du Nord. C’est donc par ce chemin que Dragoch s’avança à son tour à la tête de ses hommes.

Trois kilomètres environ avaient été franchis sans incident à travers un pays complètement désert, quand, sur la gauche de la route, le hennissement d’un cheval retentit. Retenant ses hommes du geste, Karl Dragoch s’avança jusqu’à la lisière d’un petit bois qu’on distinguait confusément dans l’ombre.

« Qui est là ?. » héla-t-il d’une voix forte.

Nulle réponse n’étant faite à sa question, un des agents, sur son ordre, alluma une torche de résine. Sa flamme fuligineuse brilla d’un vif éclat dans cette nuit sans lune, mais sa lumière mourait à quelques pas, impuissante à percer l’obscurité rendue plus épaisse encore par le feuillage des arbres.

« En avant ! » commanda Dragoch, en pénétrant dans le fourré à la tête de l’escouade.

Mais le fourré avait des défenseurs. A peine en avait-on dépassé la lisière, qu’une voix impérieuse prononça :

« Un pas de plus, et nous faisons feu ! »

Cette menace n’était pas pour arrêter Karl Dragoch, d’autant plus qu’à la vague lueur de la torche, il lui avait semblé apercevoir une masse immobile, celle d’une charrette sans doute, autour de laquelle se groupaient une troupe d’hommes, dont il n’avait pu reconnaître le nombre.

« En avant ! » commanda-t-il de nouveau.

Obéissant à cet ordre, l’escouade de police continua sa marche fort incertaine dans ce bois inconnu. La difficulté ne tarda pas à s’aggraver. Tout à coup, la torche fut arrachée des mains de l’agent qui la portait. L’obscurité redevint profonde.

« Maladroit !. gronda Dragoch. De la lumière, Frantz !. De la lumière !. »

Son dépit était d’autant plus vif qu’au dernier éclat jeté par la torche en s’éteignant, il avait cru voir la charrette commencer un mouvement de retraite et s’éloigner sous les arbres. Malheureusement, il ne pouvait être question de lui donner la chasse. C’est une vivante muraille que l’escouade de police rencontrait devant elle. A chaque agent s’opposaient deux ou trois adversaires, et Dragoch comprenait un peu tard qu’il ne disposait pas de forces suffisantes pour s’assurer la victoire. Jusqu’ici, aucun coup de feu n’avait été tiré, ni d’un côté, ni de l’autre.

« Titcha !. appela à ce moment une voix dans la nuit.

—    Présent ! répondit une autre voix.

—    La voiture ?

—    Partie.

—    Alors, il faut en finir. »

Ces voix, Dragoch les enregistra dans sa mémoire. Il ne devait jamais les oublier.

Ce court dialogue échangé, les revolvers se mirent aussitôt de la partie, ébranlant l’atmosphère de leurs sèches détonations. Quelques agents furent atteints par les balles, et Karl Dragoch, se rendant compte qu’il y aurait eu folie à s’obstiner, dut se résoudre à ordonner la retraite.

L’escouade de police regagna donc la route, où les vainqueurs ne se risqueront pas à la poursuivre, et la nuit reprit son calme un instant troublé.

Il fallut d’abord s’occuper des blessés. Ils étaient au nombre de trois, très légèrement frappés, d’ailleurs. Après un sommaire pansement, ils furent renvoyés en arrière sous la garde de quatre de leurs camarades. Quant à Dragoch, accompagné de Friedrick Ulhmann et des trois derniers agents, il s’élança à travers champs, vers le Danube, en obliquant légèrement dans la direction de Gran.

Il retrouva sans difficulté l’endroit où il avait abordé quelques heures plus tôt, et l’embarcation dans laquelle Ulhmann et lui avaient passé le fleuve. Les cinq hommes s’y embarquèrent, et, le Danube traversé en sens inverse, ils en descendirent le cours sur la rive gauche.

Si Karl Dragoch venait de subir un échec, il entendait avoir sa revanche. Qu’Ilia Brusch et le trop fameux Ladko fussent le même homme, cela ne faisait plus pour lui l’ombre d’un doute, et c’est à son compagnon de voyage, il en était convaincu, que le crime de la nuit précédente devait être imputé. Selon toute vraisemblance, celui-ci, après avoir mis son butin à l’abri, se hâterait de reprendre la personnalité d’emprunt qu’il ne savait pas percée à jour et qui lui avait permis de déjouer jusqu’ici les recherches de la police. Avant l’aube, il aurait sûrement regagné la barge, et il y attendrait son passager absent, ainsi que l’aurait fait l’inoffensif et honnête pêcheur qu’il prétendait être.

Cinq hommes résolus seraient alors aux aguets. Ces cinq hommes, vaincus par Ladko et sa bande, triompheraient plus aisément de la résistance que pourrait leur opposer ce même Ladko, obligé à la solitude pour jouer son rôle d’Ilia Brusch.

Ce plan très bien conçu fut malheureusement irréalisable. Karl Dragoch et ses hommes eurent beau explorer la rive, il leur fut impossible de découvrir la barge du pêcheur. Dragoch et Ulhmann n’eurent aucune peine, il est vrai, à reconnaître la place précise où le premier avait débarqué, mais, de la barge, pas la moindre trace. La barge avait disparu, et Ilia Brusch avec elle.

Karl Dragoch était joué, décidément, et cela l’emplissait de fureur.

« Friedrick, dit-il à son subordonné, je suis à bout. Il me serait impossible de faire un pas de plus. Nous allons dormir dans l’herbe pour retrouver un peu de force. Mais un de nos hommes va prendre le canot et remonter à Gran sur-le-champ. A l’ouverture du bureau, il fera jouer le télégraphe. Allume un fanal. Je vais dicter. Ecris.

Friedrick Ulhmann obéit en silence :

« Crime commis cette nuit environs de Gran. Butin chargé sur chaland. Exercer rigoureusement visites prescrites. »

—    Voilà pour une, dit Dragoch en s’interrompant. A l’autre maintenant.

Il dicta de nouveau :

« Mandat d’amener contre le nommé Ladko, se disant faussement Ilia Brusch et se prétendant lauréat de la Ligue Danubienne au dernier concours de Sigmaringen, ledit Ladko, alias Ilia Brusch, inculpé des crimes de vols et de meurtres. »

—    Que ceci soit télégraphié à la première heure à toutes les communes riveraines sans exception, » commanda Karl Dragoch, en s’étendant épuisé sur le sol.

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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