Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

À peine avions-nous fait le quart du chemin, que nous fûmes surpris par un ouragan terrible accompagné de pluie et de vent. Je me trouvai dans le plus grand embarras à cette irruption soudaine, qui avait devancé mes prévisions d’une heure. Les rafales de pluie avaient dérobé Fritz à nos regards, et le tumulte des éléments ne nous permettait pas de le rappeler. J’ordonnai aux enfants de se couvrir de leurs vêtements de mer, et de s’attacher à la chaloupe par des courroies, afin de n’être pas emportés par la lame. Je fus obligé d’avoir recours moi-même à ce moyen, et nous nous recommandâmes à Dieu, abandonnant la pinasse à son destin, dans notre impuissance à la gouverner.

La violence de l’ouragan redoublait, bien qu’à chaque minute il nous semblât que sa fureur fût à son comble. Les vagues s’élevaient jusqu’aux nuages, et de sinistres éclairs sillonnaient l’obscurité, répandant une lueur sombre sur les montagnes d’eau qui mugissaient autour de nous. Tantôt notre frêle bâtiment se trouvait au sommet de la vague; tantôt il redescendait au fond des abîmes avec la rapidité de l’éclair. Les flots remplissaient la chaloupe, nous menaçant à chaque instant d’une destruction certaine.

L’ouragan ne tarda pas à se dissiper comme il était venu, et le vent paraissait avoir épuisé sa fureur. Mais les nuages sombres au-dessus de nos têtes, les vagues menaçantes sous nos pieds, continuaient d’entretenir nos craintes.

Au milieu de nos angoisses, j’avais la satisfaction de voir que la chaloupe se conduisait parfaitement. La fureur des vagues n’avait que peu de prise sur elle, et nous trouvions toujours le temps de donner deux ou trois vigoureux coups de pompe pour vider la cale après le passage de chaque vague. Quelques coups de rames donnés à propos avaient réussi à maintenir le bâtiment dans sa route.

Cette certitude, sans nous rassurer complètement, me laissait du moins assez de courage et de sang-froid pour ordonner les manœuvres nécessaires et soutenir les forces de mon équipage. Ma plus vive inquiétude était sur le sort du kayak, qui devait avoir été surpris comme nous par l’orage. Je me figurais l’intrépide Fritz brisé contre les rochers, ou entraîné dans les plaines d’un océan sans bornes; et, n’osant désormais prier pour son salut, je ne demandais au Seigneur que la force nécessaire pour supporter cette perte déchirante avec la résignation d’un chrétien et d’un serviteur de ses saints autels.

Enfin nous nous trouvions à la hauteur du cap de la Délivrance. Je commençai à respirer plus librement, et, me penchant sur ma rame avec la force du désespoir, j’entrai brusquement dans le passage bien connu, au moment où la fureur des flots allait nous en éloigner pour toujours. Notre première pensée fut un sentiment profond de gratitude envers la Providence, qui venait de nous accorder une si miraculeuse protection.

Le premier spectacle qui frappa mes yeux fut un groupe composé de ma femme, de Franz et de Fritz agenouillés sur le rivage pour remercier le Seigneur du retour inespéré de ce dernier, et lui offrir leurs supplications pour nous trois, qu’ils croyaient encore au milieu du péril.

Leur prière fut interrompue par nos cris de joie : et nous nous précipitâmes dans leurs bras avec un torrent de larmes. Je craignais quelques reproches de la part de ma femme; mais elle était trop vivement émue pour empoisonner la joie du retour par ces plaintes intempestives dont les hommes s’accablent trop souvent après le danger, et qui finissent par devenir la source d’animosités irréconciliables. Les trois nouveaux venus se réunirent alors au groupe des suppliants pour adresser à l’Éternel de ferventes actions de grâces. Ce devoir accompli, toute la famille reprit le chemin de Felsen-Heim pour aller changer de vêtements, et s’entretenir, autour d’un bon repas, des importantes aventures de cette journée.

FRITZ. « Je ne peux pas dire que j’aie éprouvé un moment de terreur réelle, tant j’étais persuadé de la solidité de mon bâtiment. À chaque lame qui fondait sur moi je retenais ma respiration, et je me trouvais bientôt au sommet du flot qui avait menacé de m’engloutir. Ma seule inquiétude était la crainte de perdre ma rame; car alors ma position fût devenue critique. Au reste, la violence du vent m’eut bientôt porté dans le chenal avec la rapidité d’une flèche. Chaque fois que le kayak se trouvait au haut de la lame, j’apercevais la terre, qui disparaissait de nouveau lorsque je redescendais dans un des mille abîmes entrouverts autour de moi. Je débarquai au moment où commençait la dernière rafale de pluie, contre laquelle je cherchai un asile dans le creux d’un rocher. Après avoir laissé passer ce terrible nuage, nous retournâmes au rivage afin d’avoir des nouvelles de la chaloupe, et nos cœurs pleins d’angoisses adressaient au Ciel une fervente prière que la Providence a exaucée.

ERNEST. Malgré tout, c’était une rude joute; et je peux avouer maintenant que je ne suis pas fâché de me trouver sur la terre ferme; car tant qu’a duré le danger, je me suis bien gardé de laisser échapper une plainte ni une parole.

MOI. C’est vrai, mon cher enfant. Et, en effet, une attitude calme et paisible rend souvent de grands services dans une position critique, quoiqu’elle devienne inutile lorsque l’occasion exige une prompte résolution ou un effort désespéré. Quelquefois aussi l’enjouement a son mérite, pourvu qu’il ne nous fasse pas perdre de vue la grandeur du danger et les mesures qu’il exige.

MA FEMME. Pour moi, mon anxiété était si vive, que le sang-froid m’eût été aussi impossible que l’enjouement, la seule pensée du Père tout-puissant qui est dans le ciel m’a permis de conserver quelques forces.

MOI. Et tu avais pris le parti le plus sage, ma chère femme. Mais maintenant que le danger est passé, je ne donnerais pas cette périlleuse expérience pour beaucoup; car à cette heure nous sommes si bien convaincus de la solidité de notre pinasse, que je n’hésiterais pas à la mettre en mer pour courir au secours d’un navire en péril. Et cette pensée consolante me donne du courage pour l’avenir, en me faisant entrevoir la possibilité de quitter un jour cette plage déserte.

FRITZ. Mon kayak n’est pas sorti moins triomphant de cette terrible épreuve, et je ne serais pas le dernier à suivre la chaloupe avec lui. Peut-être aussi pourrions-nous porter secours aux navires de plus loin, en élevant sur le rocher de l’île aux Requins une batterie de sauvetage avec un grand pavillon. Dans les temps orageux nous pourrions avertir les bâtiments par un coup de canon, et dans les jours sereins le pavillon suffirait pour leur annoncer notre présence et l’existence d’un bon ancrage dans la baie de la Délivrance.

TOUS. C’est une idée excellente.

MOI. Sans doute, mes enfants. Si j’avais le précieux chapeau du petit Fortunatus, je n’hésiterais pas à prendre deux canons entre mes bras et à m’envoler au sommet du rocher, comme le Roc fabuleux avec un éléphant ou un rhinocéros dans ses formidables serres. Je vous fais compliment des sages projets de votre imagination.

MA FEMME. Ces plans mêmes prouvent toute leur confiance dans ton habileté, mon cher ami, et tu devrais les accueillir avec reconnaissance.

MOI. Sans contredit. Et, pour cette fois, je m’engage à ne pas m’opposer à l’exécution, à condition que l’un de nous se chargera de monter sur la cime du rocher. »

Johann David Wyss

Le robinson suisse

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