Les robinsons suisses

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Le premier jour où le ciel et la mer me parurent favorables à nos projets, nous nous mîmes en route pour notre grande expédition, accompagnés des vœux de la bonne mère, qui demeurait avec Franz à la garde du logis. Notre escorte se composait de Knips, du chacal et de nos deux fidèles compagnons, Falb et Braun, que j’avais coutume de comparer aux chiens que le roi Porus envoya jadis à Alexandre, et dont l’histoire rapporte qu’ils n’auraient pas refusé le combat contre un lion ou un éléphant.

Fritz nous servit de pilote. Placé à côté de Jack dans son léger esquif, il s’était chargé de guider notre marche incertaine au milieu des rochers de la côte. Je suivais le kayak avec la pinasse, en ayant soin de ne déployer ma voile qu’à demi, jusqu’à notre arrivée dans des parages plus tranquilles.

À chaque instant les rochers offraient à nos regards de nombreux débris de veaux marins, trésors précieux pour notre muséum. Mais, ne voulant pas perdre une minute, je décidai qu’on négligerait pour le moment cette riche collection.

Dans les paisibles parages où notre flotte venait de parvenir, la mer avait la transparence d’un miroir; et les nautiles se livraient sans défiance à leurs jeux innocents sur la surface des flots, que ridait à peine une légère brise. Après s’être amusé quelque temps des gracieuses manœuvres de ces légers habitants de l’onde, l’équipage du kayak résolut de leur faire la chasse, et bientôt la chaloupe reçut une collection de ces délicates créatures. Il fut décrété à l’unanimité que cet endroit du rivage porterait désormais le nom de baie des Nautiles.

Nous ne tardâmes pas à rencontrer un promontoire en forme de cône tronqué, qui reçut le nom du cap Camus. De son extrémité occidentale on apercevait dans l’éloignement un second cap, derrière lequel se trouvait la baie des Perles, selon le récit de notre pilote.

Plus nous approchions de la grande voûte découverte par Fritz dans sa dernière expédition, plus nos regards étaient frappés de sa masse imposante. On l’eût dite formée par les Titans avec les débris des montagnes dont ils avaient voulu se servir pour escalader le ciel.

Une innombrable armée d’hirondelles de mer sortit à notre approche des profondeurs de la caverne; mais, rassurés par notre immobilité, ces innocents hôtes du rocher ne tardèrent pas à disparaître de nouveau dans leurs obscures retraites.

Lorsque la chaloupe eut atteint l’entrée de la voûte, la curiosité fit place à une insatiable avidité malheureusement trop facile à satisfaire. Tous les instruments disponibles furent mis en œuvre, et les nids tombaient par douzaines sous nos mains impitoyables. Toutefois nous choisissions de préférence les nids abandonnés, afin d’épargner les œufs et les petits de nos innocents ennemis. Fritz et Jack se montraient les plus actifs dans ce nouveau genre de pillage, et leurs filets ne désemplissaient pas. Ernest et moi, nous procédions avec plus de méthode, nous attachant aux nids placés dans les régions inférieures du rocher, et n’abandonnant chaque pièce de notre butin qu’après l’avoir nettoyée aussi parfaitement que le temps le permettait.

Au bout de quelques minutes, la provision me sembla suffisante, et, désireux d’arracher mes enfants à cette œuvre de destruction, je donnai l’ordre aux deux équipages de se préparer à traverser la grande voûte.

Nous éprouvâmes un mouvement de légère inquiétude, causée par l’obscurité du passage souterrain, où le cri des hirondelles, répété par les échos de la voûte, retentissait avec un bruit sinistre; mais notre guide nous tranquillisa en m’assurant que le passage était sans danger.

« Mais, s’écria tout à coup Ernest, n’est-il pas bien plaisant de nous voir ici nous donner tant de peines inutiles, sans savoir si jamais il abordera un navire sur ces côtes inhospitalières ?

MOI. L’espérance, mon cher enfant, est un des plus grands biens de la pauvre humanité; c’est la fille du courage et de l’activité; car l’homme courageux ne désespère jamais, et celui qui espère travaille sans relâche à l’accomplissement de son désir. Laissons à la philosophie des esprits faibles les impuissantes dissertations sur l’incertitude des entreprises humaines et sur la vanité des espérances des aveugles mortels. Toutefois il est temps de mettre un terme à nos déprédations d’aujourd’hui, de peur que notre philosophe ne nous compare avec mépris à ces vils oiseaux de proie qui s’emparent de tout ce qui tombe sous leurs serres, sans savoir s’ils tireront quelque avantage du fruit de leurs captures. »

En achevant ces mots, je pressai les préparatifs du départ avec d’autant plus d’ardeur, que la marée commençait à monter, et qu’elle devait nous être d’un grand secours pour traverser le canal souterrain. En effet, elle ne tarda pas à nous emporter avec une telle rapidité, que, le travail des rames devenant inutile, nous pûmes contempler à loisir la majesté du spectacle qui frappait nos regards. À chaque pas nous apercevions d’immenses cavernes dont l’obscurité nous dérobait l’étendue, mais qui devaient pénétrer au loin dans les flancs profonds de la montagne. On eût dit que le grand architecte de la nature avait jeté dans ce lieu les fondements d’un temple gigantesque, que sa main puissante dédaignait d’achever. Les animaux marins s’étaient emparés de ces immenses galeries, où à chaque pas se présentait à nos regards quelque trace nouvelle de leurs étranges habitants.

Parmi les nombreuses espèces de poissons dont la grotte était peuplée, je reconnus l’ablette, dont l’écaille brillante sert à la confection des perles fausses : c’est pourquoi l’on fait des pêches considérables de ce poisson dans la Méditerranée.

Tout mon petit monde savait fort peu de choses sur les perles fausses. Il fallut lui donner quelques explications à cet égard pour compléter mon cours d’histoire naturelle.

« Les perles fausses, dis-je alors, sont d’un grand usage dans le commerce : on se sert de petits globules de verre revêtus d’un vernis formé avec l’écaille de l’ablette. Ces perles sont régulières, d’une assez belle eau et assez estimées.

ERNEST. En ce cas, pourquoi se donner tant de peine pour la pêche des perles fines ?

JACK. Belle demande ! parce que ces dernières seules ont réellement du prix.

FRITZ. Bien répondu ! Mais maintenant il s’agirait de savoir pourquoi l’on attache tant de prix aux perles fines, si les perles fausses sont aussi belles.

MOI. C’est que, parmi les hommes, le prix des choses est bien souvent en raison des peines et des dangers qu’elles coûtent. »

Tout en nous entretenant ainsi, nous avions heureusement traversé le dangereux canal, et nous nous trouvions maintenant dans une des plus belles baies que la nature ait pris plaisir à former. Le rivage présentait d’espace en espace de petites criques plus ou moins profondes où venaient se perdre de limpides ruisseaux qui donnaient à toute la contrée un aspect riant et fertile. Presque au milieu de la baie se trouvait l’embouchure du fleuve Saint-Jean, dont Fritz ne nous avait pas exagéré la grandeur et la majesté.

Je me trouvai avec plaisir dans ces eaux profondes; et nous allâmes jeter l’ancre auprès des riants bosquets du rivage, dont la riche verdure enchantait nos regards.

Une anse commode et voisine du banc d’huîtres où Fritz avait fait sa pêche fut choisie pour le lieu du débarquement. Un ruisseau limpide semblait nous inviter à venir profiter de la fraîcheur de ses bords. Nos pauvres chiens, qui manquaient d’eau douce depuis plusieurs heures, n’eurent pas plutôt entendu le murmure du ruisseau, que, sautant par-dessus les bords de la chaloupe, ils s’élancèrent à la nage vers la source tant désirée.

Nous ne tardâmes pas à suivre l’exemple de nos intelligents animaux; et, après avoir attaché notre esquif au rivage, nous nous trouvâmes bientôt réunis autour de la source bienfaisante. Le jour étant sur son déclin, nous commençâmes par faire les préparatifs du souper, qui devait se composer d’une soupe de pemmican, d’un bon plat de pommes de terre, et d’une provision de biscuit de mais. Après avoir assemblé du bois sec pour le foyer, nous fîmes nos arrangements pour la nuit. Les chiens se couchèrent sur le sable, autour du feu, et nous nous retirâmes dans la chaloupe, placée à l’ancre à quelque distance du rivage. J’avais pensé qu’à tout événement nous avions peu à redouter une attaque par mer; toutefois, par surcroît de précaution, j’attachai maître Knips au grand mât, me fiant à sa vigilance. Lorsque tout fut achevé, nous nous étendîmes au fond du bâtiment, sur nos lits de peau d’ours, et chacun s’endormit d’un sommeil paisible, quoique interrompu de temps en temps par les hurlements des chacals et la voix menaçante de Joeger.

Au point du jour tout le monde était sur pied, et la chaloupe prit joyeusement le chemin du grand banc d’huîtres, où elle fit en peu de temps une pêche abondante. Cet heureux succès nous engagea à continuer l’opération pendant les deux jours suivants, et bientôt un énorme amas d’huîtres, élevé sur le sable, vint reposer nos regards satisfaits.

Tous les soirs, environ une heure avant le coucher du soleil, j’avais coutume de commander une expédition le long du rivage, et il ne se passait pas de soirée que la chaloupe ne revint avec quelque bel oiseau, le plus souvent d’une espèce inconnue.

Le dernier jour de notre pêche, il nous prit la fantaisie de nous avancer un peu plus avant que de coutume dans la forêt voisine du rivage. Cette fois Ernest nous précédait avec le vigilant Falb, et Jack le suivait de loin à travers les hautes herbes du rivage, tandis que Fritz et moi nous étions arrêtés à quelques préparatifs indispensables. Je me préparais à suivre les chasseurs, lorsque tout à coup une détonation suivie d’un cri d’alarme retentit à mes oreilles, et nos deux chiens s’élancèrent avec la rapidité de l’éclair dans la direction du coup de fusil.

« Aux armes ! » s’écria Fritz; et en moins d’un instant il était sur la trace des chiens avec son aigle, qu’il déchaperonna sans s’arrêter. Le bruit d’un coup de pistolet et un long cri de triomphe m’apprirent en même temps la fin du combat et la victoire de nos gens.

J’accourais avec inquiétude sur le champ de bataille, lorsque j’aperçus, à quelque distance au milieu des arbres, le pauvre Jack qui s’avançait vers moi soutenu par ses deux frères. « Dieu soit loué ! m’écriai-je, le malheur que je craignais n’est pas arrivé ! » Je rebroussai chemin aussitôt, en faisant signe à mes enfants de me suivre vers notre campement du rivage, qui se composait de deux bancs et d’une mauvaise table.

Cependant le pauvre Jack faisait d’horribles contorsions, se plaignant de violentes douleurs par tout le corps, et criant d’une voix lamentable : « Je suis brisé, anéanti, je n’ai pas un membre entier ! »

Je m’empressai de faire déshabiller le patient, et une visite minutieuse ne tarda pas à me donner l’assurance qu’il n’y avait ni fracture ni luxation. La respiration était libre, et tout le mal se bornait à deux fortes contusions, de sorte que je ne pus m’empêcher de m’écrier : « Voilà bien de quoi se lamenter, en vérité ! Un vrai chasseur n’y ferait pas même attention.

JACK. Grand merci ! Il n’en est pas moins vrai que je suis rompu. Le maudit animal m’aurait fait sortir l’âme du corps sans le secours inespéré de Fritz et de son vaillant oiseau.

MOI. Nous diras-tu enfin quel est l’animal qui a si outrageusement maltraité notre vaillant chasseur ?

JACK. Je vous réponds que son crâne et ses défenses feront merveille dans notre muséum. J’en frissonnerais encore si, après tout, le meilleur parti n’était pas d’en rire, puisque le mal est passé.

MOI. Saurai-je enfin de quoi il s’agit ?

ERNEST. D’un énorme sanglier; et je vous réponds que c’était un terrible spectacle que de le voir accourir les soies hérissées et labourant la terre de ses formidables défenses.

MOI. Rendons grâces à Dieu, qui nous a délivrés d’un si terrible ennemi. Maintenant laissez-moi m’occuper du blessé, qui doit avoir besoin de repos et de rafraîchissement. »

À ces mots je fis avaler au pauvre Jack un verre de vin des Canaries de la fabrique de Felsen-Heim, et nous le couchâmes mollement au fond de la chaloupe, où il ne tarda pas à s’endormir d’un sommeil profond.

« Maintenant, dis-je à Ernest, donne-moi quelques détails sur l’histoire du sanglier, qui jusqu’à présent est demeurée une énigme pour moi.

ERNEST. Je marchais tranquillement dans la forêt, lorsque Falb me quitta avec un hurlement furieux pour s’élancer sur les traces d’un animal sauvage que le taillis dérobait encore à mes regards. Au même instant le chien de Jack était accouru à l’aide de son frère, et les deux animaux assiégeaient la forteresse de leur redoutable ennemi. Je m’avançai avec précaution jusqu’à portée de fusil de l’animal, lorsqu’une imprudente attaque de Joeger déconcerta tous mes projets. Le sanglier, furieux, quittant sa retraite, se dirigea sur le pauvre Jack, qui ne trouva rien de mieux à faire que de prendre la fuite. Je lâchai mon coup à l’instant; mais la balle, effleurant l’animal, ne fît que hâter sa course furieuse. Bientôt le pauvre Jack, ayant heurté une souche dans sa course précipitée, allait se trouver à la merci de son impitoyable ennemi, si les deux chiens, arrivés au même instant, n’eussent attiré sur eux tout le courroux du terrible animal. Le pauvre Jack en fut quitte pour quelques contusions, et ma seconde balle allait mettre fin au combat, lorsque l’aigle de Fritz, descendant du haut des airs aussi à propos que le corbeau de Manlius Corvinus, vint s’abattre sur la tête du sanglier, de manière que son maître eut le temps d’approcher et de lui décharger son pistolet entre les deux yeux.

« En jetant un coup d’œil sur la tanière du sanglier, je ne fus pas peu étonné de voir Knips et Joeger se régalant des restes de son repas. Je reconnus, en approchant, une espèce de tubercule assez semblable à la pomme de terre, dont j’ai rapporté une demi-douzaine dans ma gibecière, afin de vous les faire examiner.

MOI. Voyons un peu… Si mes yeux et mon odorat ne me trompent pas, tu as fait là une découverte intéressante pour notre cuisine. Ce tubercule est une véritable truffe, de l’espèce la plus savoureuse. »

Fritz, suivant mon exemple, goûta la nouvelle production, en faisant observer avec plaisir que son parfum était bien différent de celui de la pomme de terre, quoiqu’il y eût grande analogie entre les deux fruits.

Il me demanda ensuite où l’on trouve les meilleures truffes, et si c’est un fruit originaire de nos climats européens.

MOI. « La truffe est un fruit très commun en Europe. L’Italie, la France et l’Allemagne en fournissent d’abondantes récoltes. On en trouve communément dans les forêts de chênes ou de hêtres. La chasse aux truffes se fait sans poudre ni plomb : il suffit d’une pioche pour les déterrer, et d’un cochon pour les découvrir. L’Italie et plusieurs autres contrées possèdent une espèce de chiens dont le nez est assez fin pour découvrir la truffe et en indiquer la place au chasseur.

FRITZ. La truffe n’a-t-elle ni tige ni feuilles extérieures qui puissent indiquer sa présence et remplacer l’instinct des animaux ?

MOI. Non, mon enfant; elle ne se trahit que par son parfum, et l’on ne saurait dire, à proprement parler, si c’est une racine, un tubercule, ou un fruit, car son mode de propagation est un mystère pour les naturalistes. Du reste, on les trouve de toutes les grosseurs, depuis le pois jusqu’à la pomme de terre.

ERNEST. Reconnaît-on plusieurs espèces de truffes, et l’histoire naturelle les range-t-elle au nombre des plantes, bien qu’elles n’aient ni feuilles ni racines ?

MOI. La truffe est rangée communément dans la classe des champignons, quoiqu’elle en diffère sous bien des rapports. Mais je ne saurais dire s’il en existe de plusieurs espèces. »

Cet entretien nous avait menés jusqu’à l’heure du souper, et nous ne tardâmes pas à nous occuper des préparatifs nécessaires pour la nuit. Le feu de veille fut allumé selon l’habitude, et chacun se retira dans la chaloupe, où nous passâmes une nuit aussi paisible que dans les murs de Felsen-Heim.

Johann David Wyss

Le robinson suisse

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