Les robinsons suisses

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

De retour à la maison, nous commençâmes les préparatifs de cette importante opération. Ernest et Franz, sous la direction de leur mère, répandirent les gerbes en cercle sur toute la superficie de l’aire, après avoir trié les différentes espèces de grains. Alors commença une opération toute nouvelle et toute bizarre. Les quatre enfants, grimpés sur leurs montures, reçurent l’ordre de courir tout autour de l’aire, pilant et broyant le grain, au milieu d’un nuage de paille et de poussière. Ma femme et moi, armés de pelles de bois, nous étions chargés de réunir les épis dispersés et de les remettre sur le passage des batteurs en grange. Cette nouvelle méthode donna lieu à quelques incidents que je n’avais pas prévus, car de temps en temps nos montures attrapaient une bouchée de grain battu; sur quoi ma femme observa malicieusement que si cette manière de nourrir les animaux n’était pas tout à fait économique, elle épargnait du moins les frais de grenier et de conservation.

Mais je lui répondis gravement par le proverbe : À bœuf qui bat bouche pleine.

« D’ailleurs, ajoutai-je, ce n’est pas à côté d’une pareille moisson qu’il faut se montrer avare, et une poignée de grains par-ci par-là n’est pas une si grande perte. »

Le grain battu, il fallait le nettoyer. Les épis furent donc jetés au vent avec des pelles à vanner, de sorte que la paille et les écorces vides s’envolaient avec la poussière, tandis que le grain retombait par son propre poids. Je laissai les enfants se relayer dans cette désagréable opération, rendue plus pénible encore par notre inexpérience.

Pendant le vannage, toute notre volaille était accourue à la porte de l’aire, et elle commença à becqueter si furieusement le grain, que pendant plus d’une minute un rire général nous laissa sans force contre la formidable invasion. Les enfants s’étant élancés avec impétuosité pour arrêter le pillage, je modérai leur ardeur en ajoutant : « Laissez ces nouveaux hôtes prendre part à notre superflu; nous y perdrons quelques poignées de grain, mais nous y gagnerons de bonnes volailles. D’ailleurs cet abandon a quelque chose de patriarcal qui convient tout à fait à notre nouvelle vie. »

Lorsque nous en vînmes à mesurer notre récolte, nous trouvâmes plus de cent mesures de froment et au moins deux cents mesures d’orge, qui furent serrées avec soin dans la chambre aux provisions.

Le maïs demandait une manipulation particulière. Les épis furent séparés des tiges, épluchés et étendus sur l’aire pour sécher. Nous les battîmes ensuite avec de grands fléaux pour faire sortir le grain. Cette opération produisit plus de quatre-vingts mesures, à notre grand étonnement. D’où je conclus que cette semence était parfaitement appropriée au climat et au terrain.

Maintenant il s’agissait de préparer de nouveau le champ pour la seconde récolte. Il fallait débarrasser le terrain du chaume et des tiges de mais, qui devaient nous fournir d’excellentes bourrées.

Lorsque nous arrivâmes avec nos faucilles, nous fûmes bien étonnés de trouver la place occupée par une troupe nombreuse de cailles du Mexique, qui avaient profité de nos deux jours d’absence pour s’établir dans les sillons. La surprise fut si complète, qu’il ne nous resta entre les mains qu’une seule caille, abattue d’un coup de pierre par l’adroit Fritz. Je me promis bien pour l’avenir de faire une bonne récolte de cailles après chaque récolte de blé, en disposant des lacets dans les sillons.

La paille fut mise en meule et destinée à renouveler notre provision de fourrages. Les feuilles de maïs nous servirent à remplir nos paillasses; enfin le chaume brûlé nous donna des cendres que ma femme fit mettre à part pour les lessives.

Lorsque la terre fut préparée, je m’occupai de l’ensemencement; et cette fois, pour varier la récolte, je semai du seigle, du froment et de l’avoine.

À peine ce travail était-il achevé, que le passage des harengs commença. Comme la maison était abondamment fournie de provisions, nous nous contentâmes d’un tonneau de harengs fumés, et d’un tonneau de harengs salés. Toutefois les viviers furent remplis, afin de nous fournir du poisson frais dans l’occasion.

Immédiatement après commença une chasse bien autrement importante, celle des chiens de mer, à laquelle je me livrais avec un zèle toujours croissant depuis l’invention de ma pompe à air, qui me donnait toute facilité pour enlever les peaux. Dans cette grave occasion, le kayak fut équipé en guerre pour la première fois; je préparai en même temps deux harpons garnis de vessies, qui furent placés de chaque côté du bâtiment, dans deux courroies disposées à cet effet.

Ces préparatifs terminés, Fritz endossa sur le rivage son vêtement de pêche. Des pantalons de boyaux de chiens de mer, le justaucorps dont nous avons fait la description, et une cape groenlandaise formaient son armure défensive. Les armes offensives étaient les deux rames et les deux harpons, qu’il agitait fièrement en l’air, comme le trident du dieu des mers, en prononçant le fameux quos ego ! de Virgile. Bientôt il prit place dans le kayak, et s’éloigna du bord pour la chasse aventureuse. Un formidable cri de triomphe annonça le départ du bâtiment, et nous entendîmes Fritz entonner avec assurance le chant du pêcheur groenlandais. La bonne mère, en dépit de toutes ses inquiétudes, ne pouvait s’empêcher de rire, et de l’aspect grotesque de notre embarcation, et du bizarre accoutrement de notre chevalier de mer. Quant à moi, j’étais sans inquiétude, sachant que Fritz était excellent nageur, et qu’on pouvait compter sur sa vigueur et son sang-froid dans une occasion difficile. Toutefois, pour rassurer sa mère, je fis mettre la chaloupe en état, afin de courir au secours de notre pêcheur, s’il était menacé de quelque catastrophe.

Après plusieurs évolutions couronnées de succès, notre héros, encouragé par les acclamations des spectateurs, voulut entrer dans le ruisseau du Chacal; mais son entreprise échoua, et nous le vîmes bientôt entraîné vers la pleine mer avec la rapidité d’une flèche. À cette vue, je jugeai prudent de mettre la chaloupe à l’eau pour suivre les traces du malencontreux voyageur. Mais, malgré tout notre empressement, le kayak avait disparu avant que la chaloupe fût sortie de la baie. Toutefois la rapide embarcation, encore accélérée par le mouvement de nos trois rames, eut bientôt atteint le banc de sable où notre navire avait échoué, et vers lequel le courant avait dû emporter l’aventureux pêcheur. Dans cet endroit, la mer était hérissée de rochers à fleur d’eau, battus par les vagues, qui laissaient de temps en temps leur tête à découvert en se retirant. Nous eûmes bientôt trouvé un passage qui nous conduisit au milieu d’un labyrinthe de petites îles escarpées qui allaient rejoindre un promontoire éloigné et d’un aspect sauvage.

Ici mon embarras redoubla; car la vue, bornée de toutes parts, ne permettait pas de reconnaître les traces du kayak; et comment deviner lequel de ces îlots pouvait dérober Fritz à nos regards ?

L’incertitude durait depuis quelques instants, lorsque je vis s’élever dans l’éloignement une légère fumée suivie d’une faible détonation que nous crûmes reconnaître pour un coup de pistolet.

« C’est Fritz, m’écriai-je avec un soupir de soulagement.

—    Où donc ? » demandèrent les enfants en relevant leurs têtes inquiètes.

À cet instant, une seconde détonation suivit la première, et je pus les assurer qu’au bout d’un quart d’heure nous aurions rejoint le fugitif. Nous répondîmes à notre tour par un coup de feu dans la direction que je désignai, et notre signal ne resta pas longtemps sans réponse.

Je fis aussitôt virer de bord vers l’endroit indiqué; Ernest regardait à sa montre d’argent, et au bout de dix minutes nous étions en vue du kayak; cinq autres minutes n’étaient pas écoulées, que les deux embarcations se trouvaient bord à bord.

Notre étonnement fut à son comble lorsque nous eûmes aperçu une vache marine que notre intrépide aventurier avait frappée à mort avec ses deux harpons, et dont le cadavre flottait à la surface de l’eau.

Je commençai par faire au héros groenlandais quelques reproches sur sa disparition, qui nous avait jetés dans une grande inquiétude; mais il s’excusa sur la rapidité du courant qui l’avait entraîné malgré lui.

« Je ne tardai pas à rencontrer plusieurs vaches marines, ajouta-t-il; mais elles ne me laissèrent pas le temps de les attaquer. Après une longue poursuite, je parvins enfin à enfoncer mon premier harpon dans le dos de la dernière de la troupe. La douleur de sa blessure ayant ralenti sa course, je réussis bientôt à faire usage de mon second harpon. Alors l’animal chercha un asile au milieu de ces rochers, où je le suivis et où je me hâtai de l’achever avec mes pistolets.

MOI. Tu as eu affaire à un redoutable adversaire. Quoique la vache marine soit d’un naturel craintif, ses blessures la rendent quelquefois furieuse. Elle se retourne alors contre son ennemi, et met en pièces le canot le plus solide, à l’aide de ses redoutables défenses. Enfin te voilà sain et sauf, grâce à Dieu, ce qui vaut mieux que toutes les vaches marines du monde; car, en vérité, je ne sais trop ce que nous allons faire de celle-ci : elle a bien quatorze pieds de long, quoiqu’elle ne me paraisse pas encore parvenue à toute sa taille.

FRITZ. Oh ! cher père, si nous ne pouvons tirer le corps de ce labyrinthe de rochers, permettez-moi au moins de rapporter la tête avec ses deux terribles défenses. Je l’attacherai à la proue de mon kayak, que je baptiserai du nom de la Vache marine.

MOI. Dans tous les cas, nous n’abandonnerons pas les défenses; c’est la partie la plus précieuse de l’animal; elles sont très recherchées à cause de leur blancheur, qui peut se comparer à celle de l’ivoire. Quant à la chair, elle ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe. Ainsi, pendant que je vais découper quelques lanières de cette peau épaisse, qui peuvent nous devenir utiles, empare-toi de la tête, que tu désires. Mais hâtons-nous; car le ciel s’obscurcit comme s’il se préparait un orage.

ERNEST. Je croyais que la vache marine est un animal du Nord. Comment s’en rencontre-t-il dans ces parages ?

MOI. Ton observation est juste; mais il est possible qu’il s’en trouve aussi vers le pôle antarctique, et qu’une tempête les ait entraînées jusqu’ici. Du reste, on a au Cap une espèce de vaches marines plus petites que celle-ci. Elles se nourrissent d’algues, et aussi de moules et d’huîtres, qu’elles détachent des rochers à l’aide de leurs dents. »

Cet entretien n’avait pas interrompu notre travail, et Fritz fit observer qu’il serait utile d’ajouter à l’équipement du kayak une lance et une hache, aussi bien qu’une petite boussole dans une boîte de verre, afin que le rameur pût s’orienter si une tempête le jetait en pleine mer. L’observation me parut si juste, que je promis de m’en occuper.

Lorsque notre travail fut terminé, j’offris à Fritz de le prendre dans la chaloupe avec son embarcation; mais il préféra retourner comme il était venu, afin d’aller annoncer notre arrivée à ma bonne femme, que cette longue absence devait inquiéter.

Johann David Wyss

Le robinson suisse, texte intégral

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