Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Après nous être séparés, nous commençâmes à nous avancer pas à pas vers les animaux sans défiance, en faisant nos efforts pour leur dérober notre marche; mais, parvenus à environ deux cents pas, il devint impossible d’échapper plus longtemps à leurs regards; la troupe commença alors à manifester une certaine agitation. Nous fîmes halte en retenant les chiens près de nous. Les autruches, tranquillisées par notre silence, firent quelques pas vers nous en manifestant leur surprise par des mouvements bizarres de la tête et du cou. Sans l’impatience de nos chiens, je crois que nous aurions pu les approcher assez pour leur jeter nos lazos; mais, les chiens étant parvenus à s’échapper ou à briser nos liens, toute la meute s’élança, sur le mâle, qui s’était avancé bravement à quelques pas en avant du reste de la troupe.

À cette attaque imprévue, les pauvres animaux prirent la fuite avec la rapidité d’un tourbillon emporté par le vent; c’est à peine si on les voyait toucher la terre. Leurs ailes, étendues comme des voiles gonflées par le vent, ajoutaient encore à la rapidité de leur course.

La rapidité prodigieuse avec laquelle les autruches se dérobaient à nos poursuites ne nous laissait aucun espoir, et, au bout d’un instant, nous les avions déjà presque perdues de vue; mais Fritz n’avait pas été moins prompt à déchaperonner son aigle et à le lancer sur la trace des fuyards. Celui-ci, prenant son vol avec la rapidité de l’éclair, alla s’abattre sur l’autruche mâle avec un effort si puissant, qu’il lui sépara presque le cou du reste du corps, et le bel animal tomba sur le sable dans les convulsions de l’agonie. Nous nous précipitâmes sur le champ de bataille pour prendre l’animal vivant s’il en était encore temps; mais les chiens nous avaient précédés, et d’ailleurs l’aigle ne les avait pas attendus pour achever son ouvrage.

Après avoir contemplé avec consternation le funeste dénouement de notre chasse, il ne nous restait plus qu’à en tirer le meilleur parti possible. Une fois débarrassés des chiens et de l’aigle, nous retournâmes l’animal afin de nous emparer des plus belles plumes de sa queue et de ses ailes, et nos vieux chapeaux reprirent un aspect de jeunesse sous ces dépouilles triomphales. Nous promenions notre nouvelle parure avec autant de fierté que les caciques mexicains, et je ne pus m’empêcher de rire de l’orgueilleuse sottise de l’homme, qui orne sa tête de la dépouille arrachée aux parties les moins nobles d’un animal sans défense.

Après un examen approfondi de l’autruche, Fritz s’écria : « C’est pourtant dommage que ce bel animal soit mort, car il porterait sans peine deux hommes de ma taille; je suis certain qu’il a au moins six pieds de hauteur sans compter le cou, qui en a bien trois à quatre à lui tout seul.

ERNEST. Comment de pareilles troupes d’animaux peuvent-elles demeurer dans des déserts qui offrent si peu de ressources pour leur nourriture ?

MOI. Si les déserts étaient totalement arides, la question serait difficile à résoudre; mais ils renferment toujours quelques bosquets de palmiers et de plantes qui peuvent servir de pâture aux animaux. Il faut observer en outre que la plupart des habitants du désert sont organisés de manière à supporter de longs jeûnes, et leur course est si rapide, qu’ils traversent sans s’arrêter d’immenses étendues de sables arides.

FRITZ. À quoi servent ces espèces d’épines dont les ailes de l’autruche sont armées ?

MOI. C’est probablement une défense contre leurs ennemis, qu’ils combattent à grands coups d’ailes.

JACK. Est-il vrai que l’autruche se serve de ses doigts de pieds pour lancer des cailloux derrière elle lorsqu’elle est poursuivie ? Ce serait un trait d’intelligence remarquable dans un pareil animal.

MOI. Le cheval aussi, lorsqu’il galope, fait voler sous ses pieds le sable et les cailloux, et il n’y a pas plus de raisonnement de sa part que de la part de l’autruche.

FRITZ. Les autruches ont-elles un cri particulier ?

MOI. Elles font entendre pendant la nuit un cri plaintif, et pendant le jour une espèce de rugissement semblable à celui du lion. »

Ernest et Jack avaient disparu de nos côtés, et je les aperçus bientôt à une certaine distance sur les traces du chacal, qui semblait leur servir de guide. Ils s’arrêtèrent auprès d’un buisson, nous faisant signe de les rejoindre au plus vite.

En approchant, nous entendîmes des cris de joie au milieu desquels il était facile de reconnaître ces mots : « Un nid d’autruche ! un nid d’autruche ! » et nous aperçûmes les chapeaux voltiger en l’air en signe d’allégresse.

Lorsque je fus arrivé près d’eux, j’aperçus, en effet, un véritable nid d’autruche; mais il consistait simplement en une légère excavation dans le sable, contenant trente œufs de la grosseur d’une tête d’enfant.

MOI. « Voici une découverte excellente. Seulement gardez-vous bien de déranger les œufs, de peur d’effaroucher la couveuse, et alors nous pourrons prendre notre revanche de la malheureuse chasse de ce matin. Mais dites-moi donc comment vous êtes parvenus à découvrir ce nid si bien caché.

ERNEST. La femelle qui s’est envolée la dernière m’ayant semblé sortir de terre à notre approche, je remarquai bien la place où je l’avais vue se lever. Il me vint aussitôt à la pensée qu’elle était peut-être sur son nid, et, appelant à mon aide le chacal, nous suivîmes ses traces, qui nous amenèrent où nous sommes; mais, à notre arrivée, le chacal avait déjà eu le temps de briser un œuf et d’en dévorer le contenu.

JACK. Oui, oui, et le petit était déjà presque formé et près d’éclore.

MOI. Voilà encore un tour de ce maudit chacal. Ne pourra-t-on jamais le corriger de ses penchants destructeurs ?

FRITZ. Maintenant qu’allons-nous faire de cette provision d’œufs d’autruche ?

JACK. Il faut les emporter et les enfouir dans le sable pour les faire éclore.

MOI. Voilà qui est facile à dire; mais tu aurais dû commencer par en calculer le nombre et la grosseur. Chaque œuf pèse au moins trois livres, ce qui donne un total de quatre-vingt-dix livres. Et d’ailleurs, comment les déplacer sans les briser ? Le meilleur parti est de les laisser ici jusqu’à demain matin, et de revenir les chercher avec le chariot ou avec une de nos bêtes de somme.

FRITZ. Ah ! cher père, permettez-nous d’en prendre un ou deux comme échantillons. Ils sont si curieux.

MOI. Je vous laisse toute liberté à cet égard; mais levez-les avec le plus grand soin; car, lorsque la couveuse remarque le moindre désordre dans son nid, elle brise tout ce qu’il contient, ce qui ne ferait pas notre affaire. »

Ils ne se le firent pas répéter deux fois; mais bientôt je les vis dans un grand embarras pour venir à bout de leur fardeau. Sentant que mes conseils leur étaient nécessaires, je leur fis couper quelques tiges de bruyère, en les engageant à suspendre un œuf à chaque extrémité, de la même manière que les laitières hollandaises portent leurs pots de lait. En quittant le nid, nous avions pris la précaution d’en marquer la place avec une espèce de croix en bois, afin de ne pas nous tromper le lendemain.

Pour regagner notre halte du matin, nous nous rapprochâmes des rochers, et je résolus d’aller retrouver au plus vite la caverne du Chacal, afin d’y passer le reste du jour.

Les enfants reçurent l’injonction d’exposer les œufs au soleil, afin qu’ils conservassent leur chaleur naturelle; mais je n’étais pas peu embarrassé de savoir comment nous parviendrions à les garantir de la fraîcheur du soir.

Nous ne tardâmes pas à atteindre la rive du petit étang où les chiens s’étaient désaltérés le matin; cet étang paraissait alimenté par quelque source souterraine, et donnait naissance à un petit ruisseau. Tout le voisinage était couvert de traces récentes d’antilopes, de buffles et d’onagres; mais nous n’y reconnûmes aucun vestige de serpent, ce qui était plus important pour nous.

Nous profitâmes de la fraîcheur du ruisseau pour prendre quelque nourriture et remplir nos gourdes vides. Pendant ce temps, le chacal avait tiré sur le sable une masse ronde et noirâtre, qu’il s’apprêtait à attaquer avec ses dents, lorsque son maître la lui arracha pour me la faire examiner. Je m’emparai de l’objet, et, après l’avoir débarrassé du limon qui l’environnait, je reconnus avec étonnement que j’avais entre les mains une créature vivante : c’était une tortue de terre de la plus petite espèce, grosse comme une pomme ordinaire.

FRITZ. « Comment cet animal peut-il se trouver à une si grande distance de la mer ? Le fait me paraît incroyable.

MOI. Par une raison toute simple : c’est que l’animal que tu vois est une tortue de terre, de celles qui se tiennent dans les étangs et dans les eaux dormantes. Elles vivent parfaitement dans les jardins, où elles se nourrissent de salades et d’autres herbes tendres.

JACK. Il faut en apporter quelques-unes à maman pour son jardin, et en chercher une pour notre cabinet d’histoire naturelle. »

Et, se mettant aussitôt à l’ouvrage, ils eurent bientôt rassemblé une demi-douzaine de tortues, que je plaçai dans ma gibecière.

Nous continuâmes à nous entretenir des mœurs de ces animaux, et j’ajoutai qu’il était difficile d’expliquer leur présence primitive dans ce lieu, à moins de les y supposer transportées par la voie des airs.

ERNEST et JACK. « Il faudrait être bien crédule pour le penser.

MOI. Souvent l’invraisemblable est bien voisin de la vérité, mes chers enfants. Ne pouvez-vous pas supposer, par exemple, la première tortue transportée en ce lieu dans les serres d’un oiseau de proie, sauvée par hasard de sa rapacité, et devenue le germe d’une nombreuse postérité ? L’homme serait bien embarrassé d’expliquer la présence des animaux dans la plupart des endroits où on les rencontre de nos jours; car il est impossible de supposer que chaque espèce ait été créée au lieu même qu’elle occupe actuellement. »

Johann David Wyss

Le robinson suisse, texte intégral

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