Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Je fus de retour longtemps avant les enfants, quoique ayant manqué l’heure du dîner aussi bien qu’eux. C’est pourquoi je priai me femme de nous préparer pour souper un bon rôti de cochon. Ernest et moi nous lui servîmes d’aides de cuisine. L’un des cochons fut mis en état de paraître le soir sur la table; les deux autres furent salés et enfermés dans le garde-manger. La bonne mère, qui avait commencé à me faire quelques reproches sur ma chasse inutile, fut bientôt désarmée par mes excuses.

Vers le soir, et au moment où je commençais à concevoir quelques inquiétudes, nous vîmes paraître Jack sur son autruche, suivi de ses deux frères moins bien montés. Ceux-ci s’étaient chargés de tout le butin, qui remplissait deux énormes sacs. Il consistait en quatre oiseaux, une vingtaine d’ondatras, un kangourou, un singe, deux animaux de l’espèce du lièvre, et une demi-douzaine de rats d’eau.

Fritz rapportait aussi une botte de gros chardons que je n’avais pas remarquée d’abord.

Alors commencèrent les cris, les récits et les admirations sans fin. La voix de Jack dominait toutes les autres. « Ah ! cher père, s’écria-t-il quelle monture que mon autruche ! Elle vole comme le vent, et j’ai cru deux fois que j’allais perdre la respiration. La rapidité de sa course fatigue tellement les yeux, que c’est à peine si je voyais devant moi. Vous devriez me faire un masque avec des yeux de verre, afin que je voie clair à me conduire.

MOI. Non pas, s’il vous plaît, monsieur le cavalier.

JACK. Et pourquoi non ?

MOI. Pour deux raisons : la première, c’est que tout ce que tu demandes à tes parents, tu l’obtiens sans peine et sans travail; la seconde, c’est qu’au milieu de mes nombreuses occupations il me semble raisonnable de vous laisser faire ce qui n’est pas au-dessus de vos forces. On s’habitue bien vite à la paresse en demandant aux autres ce qu’on peut exécuter soi-même.

FRITZ. Ah ! papa, nous avons eu bien du plaisir aujourd’hui. Nous avons vécu de notre chasse, et nous rapportons un bon nombre de peaux que nous pourrions échanger contre du brandevin avec les marchands fourreurs. Toutefois nous voulons bien vous les donner pour un verre de muscat de Felsen-Heim.

MOI. Le marché est accepté; car vous paraissez avoir bien mérité un verre de vin, quoique vous soyez partis pour votre chasse un peu trop brusquement.

FRANZ. Quant à moi, j’aimerais mieux quelque chose de solide; car la vie sauvage, la chasse et le cheval donnent un terrible appétit.

MOI. Un moment de patience, et vous allez avoir de quoi satisfaire à tout. Nous allons voir le triomphe de la cuisine civilisée sur la cuisine sauvage. Mais avant tout il faut prendre soin de vos montures : un bon cavalier songe à son cheval avant de songer à lui-même. »

À peine cette besogne était-elle terminée, que la mère apporta le souper, à la grande satisfaction de nos chasseurs, en accompagnant chaque plat de quelque remarque plaisante.

« Voici, d’abord, s’écria-t-elle, un cochon de lait européen transformé en marcassin d’Amérique. Il a laissé là sa tête pour courir plus vite, selon la coutume des imbéciles. Et voilà maintenant une excellente gelée hottentote cueillie dans le potager de la vieille Thétis. »

Les saillies de la mère furent accueillies avec des applaudissements unanimes, surtout lorsque nous la vîmes reparaître avec une bouteille de notre excellent hydromel, que nous dégustâmes avec autant de plaisir qu’en éprouvaient les dieux d’Homère en savourant leur nectar à la table de Jupiter.

Alors Fritz nous raconta comment ils avaient passé tout le jour aux environs de Waldeck, et comment ils avaient disposé leurs pièges de tous côtés, se servant de carottes pour attirer les ondatras, et de menu poisson pour les rats d’eau. Quelques racines d’anis et une demi-douzaine de poissons péchés à la ligne avaient composé tout leur dîner, et à peine avaient-ils pris le temps de préparer ce frugal repas.

Ici l’impétueux Jack reprit la parole en s’écriant : « Ah ! oui; et mon chien est un animal impayable ! ne m’a-t-il pas fait lever des lièvres sous le nez !

—    Oui, ajouta Franz, et il m’a conduit droit au kangourou, qui paissait tranquillement l’herbe à dix pas de nous. C’est une jeune bête, j’en réponds, et qui n’avait pas encore eu le temps de sentir l’odeur de la poudre.

—    Et moi, reprit Fritz, j’ai eu le bonheur de découvrir ces gros chardons, qui pourront nous être utiles pour le cardage de notre feutre. J’ai rapporté aussi plusieurs rejetons, dont quelques-uns sont déjà gros, et qui ne tarderont pas à devenir des arbustes. Enfin j’ai abattu avec mon fusil un singe impudent qui m’avait lancé une énorme noix de coco presque sur la tête. »

Après le souper, m’étant mis à examiner nos richesses de plus près, je reconnus dans les plantes de Fritz une espèce de chardon à carder qui devait atteindre parfaitement notre but. Parmi les rejetons qu’il rapportait, je remarquai avec plaisir une pousse de cannelle.

La mère reçut ces nouvelles plantes avec reconnaissance, et le lendemain matin elle les fit mettre en terre, dans son potager, avec le plus grand soin.

Pendant ce temps, je m’occupai de la construction d’une machine que j’avais imaginée pour écorcher les animaux. La caisse du chirurgien me fournit une grande seringue, dont je parvins sans beaucoup de peine à faire une machine à compression assez passable, au moyen d’une ouverture et de deux soupapes.

Au moment où les enfants venaient de terminer leurs préparatifs sans beaucoup d’empressement, je m’avançai solennellement avec ma machine, qui me donnait un air si martial, que toute la troupe ne put s’empêcher de partir d’un bruyant éclat de rire.

Sans leur répondre un mot, je ramassai le kangourou, encore étendu à mes pieds, et, le tenant pendu par les jambes de derrière de manière que sa poitrine venait toucher la mienne, je pratiquai une ouverture dans la peau de l’animal, entre les deux jambes de devant; puis, introduisant le tuyau dans l’ouverture entre cuir et chair, je me mis à souffler de toutes mes forces. Je continuai l’opération jusqu’à ce que la peau de l’animal fût entièrement détachée de la chair, après quoi je laissai le reste du travail à mes compagnons ébahis. Il suffit de quelques minutes pour achever l’opération, qui n’avait pas coûté la moitié du temps ordinaire.

« Bravo ! bravo ! s’écria toute la troupe; notre père est un véritable sorcier. Mais par quel artifice a-t-il pu obtenir un pareil résultat ?

—    Mon artifice est bien simple, répondis-je, et il n’est pas un Groenlandais auquel il ne soit familier. Aussitôt qu’ils ont pris un chien de mer, ils commencent par le souffler ainsi; de cette manière l’animal surnage au-dessus de l’eau, et ils le remorquent facilement avec leur kayak. On dit aussi que les bouchers se servent de ce procédé pour donner à leur viande un aspect séduisant, et en trouver plus facilement le débit. »

Je réitérai mon opération pour chacun des animaux; et j’eus bientôt achevé ma tâche, parce que j’acquérais plus d’habileté à chaque nouvelle expérience. Toutefois le jour entier fut rempli par ce travail.

Depuis longtemps j’avais besoin d’une meule pour moudre notre grain, et, dans ma dernière excursion, j’avais remarqué un arbre qui m’avait semblé propre à cet usage. Le lendemain, nous nous mîmes en route pour aller l’abattre, avec tout l’attirail de cordes, de coins et de haches usité en pareille circonstance. Arrivé au pied de l’arbre, je fis monter Fritz et Jack au sommet, avec l’ordre d’abattre les branches qui pourraient le gêner dans sa chute. Ils durent aussi attacher deux longues cordes au-dessous de la cime, afin que nous pussions faire tomber l’arbre du côté qui nous semblerait le plus convenable. Ensuite la scie fut mise en œuvre au pied du tronc : après avoir pratiqué une profonde entaille de chaque côté, nous courûmes à nos cordes, que nous commençâmes à tirer de toutes nos forces. Le tronc s’inclina et ne tarda pas à s’abattre avec un bruyant craquement et sans le moindre accident. Une fois par terre, je le fis partager en tronçons de quatre pieds de long, qui furent immédiatement chargés sur le chariot. Le reste du bois fut laissé sur la place pour servir en temps et lieu.

Tout ce travail avait demandé deux jours, et ce ne fut que le troisième qu’il me fut possible de mettre le bois en œuvre. À chacun des tronçons j’adaptai une traverse en forme de fléau, qui se relevait et s’abaissait à volonté, et de manière qu’une des extrémités retombait sur la partie plane du bois. À cette extrémité venait se fixer un marteau de bois, dont la tête arrondie correspondait au centre du billot, légèrement creusé à cette place. À l’autre bout de la traverse j’attachai une espèce d’auge dont le poids fut calculé de telle sorte que le marteau se trouvât plus léger que l’auge lorsqu’elle serait remplie d’eau. Quand l’auge s’emplissait, la traverse en retombant élevait le marteau; et quand elle se vidait, elle accélérait la chute du marteau sur le billot. Je terminai mon ouvrage en fixant au centre du billot une vertèbre de baleine, dont l’ouverture formait un mortier naturel.

Ce travail achevé, je me mis en devoir d’amener l’eau du puits derrière la maison, et à une hauteur convenable, au moyen d’un conduit de bambou. Mes conduits furent disposés au-dessous de la chute d’eau à environ un pied de profondeur. Du grand conduit partaient six tuyaux plus petits, destinés à aller porter l’eau à chacune des auges, qui, se remplissant et se vidant alternativement, ne pouvaient manquer d’imprimer aux marteaux un mouvement uniforme. Nous avions obtenu de cette manière le moulin le plus convenable à notre position, attendu qu’il marchait sans roue, et que la confection d’une roue avec ses accessoires se fût trouvée probablement au-dessus de nos forces.

Aussitôt que la machine fut achevée, ma femme plaça quelques mesures de riz dans les mortiers, et passa la journée entière à surveiller la marche de l’appareil. À la fin du jour, le grain était entièrement débarrassé de son enveloppe et prêt à être employé à la cuisine. La lenteur de la machine nous inquiéta peu lorsque nous fûmes assurés quelle marchait assez bien pour l’abandonner à elle-même.

« Quel bonheur ! s’écrièrent les enfants; nous voilà en état de préparer de l’avoine, de l’orge et de tous les autres grains pour faire de la soupe et de la bouillie ! Notre bonne cuisinière et ses aides seront délivrés à l’avenir de l’éternel travail du pilon. »

Pendant que nous étions encore occupés à la construction de nos pilons, nous remarquâmes que les jeunes autruches faisaient de fréquentes visites à notre nouveau champ, et qu’elles rentraient au logis rassasiées. Mais quel ne fut pas mon étonnement quand je reconnus qu’effectivement le grain était mûr, alors qu’à peine quatre mois s’étaient écoulés depuis l’ensemencement ! Ainsi nous pouvions compter à l’avenir sur deux récoltes par an.

Cette découverte nous occasionna un travail inattendu et tout à fait hors de saison; car c’était précisément l’époque du passage des harengs et des chiens marins. La mère ne se lassait pas de gémir en demandant comment nous viendrions à bout de cette menaçante série de travaux; car elle n’oubliait pas que c’était également l’instant de faire la récolte du manioc et des pommes de terre. Je la consolai en lui rappelant que le manioc pouvait rester en terre sans inconvénient, tandis que la récolte des patates était bien moins pénible dans cette terre légère que dans les terrains pierreux de notre pays. « Quant au grain, ajoutai-je, nous en ferons la moisson et le battage à la mode italienne. Si nous y perdons quelque chose, nous le rattraperons bien à la récolte suivante. »

Sans perdre de temps, je fis préparer devant la maison une espèce d’esplanade que nous arrosâmes ensuite de fumier liquide; puis je fis fouler la place par notre bétail, en même temps que nous battions la terre avec des avirons, des pelles et des masses. Lorsque le soleil eut séché le sol, nous l’arrosâmes une seconde fois, et je le fis battre et fouler de nouveau, jusqu’à ce que la terre fût devenue aussi dure et aussi unie que celle des aires de notre pays.

Alors nous nous rendîmes au champ munis de faucilles, et suivis de Sturm et de Brummer, qui portaient la grande corbeille destinée à recevoir le grain.

Arrivés sur la place, ma femme demanda des liens pour les gerbes, et les enfants des fourches et des râteaux pour rassembler les épis en monceaux.

« Point tant de cérémonies, leur dis-je; aujourd’hui nous travaillons à l’italienne, et l’Italien est trop ennemi de la peine et du travail pour savoir ce que c’est qu’un lien ou un râteau lorsqu’il s’agit de moisson.

—    Mais, reprit Fritz, comment s’y prennent-ils pour rassembler les gerbes et pour les rapporter à la maison ?

—    De la manière la plus simple du monde, lui répondis-je, car ils ne font pas de gerbes, et ils battent le grain sur place. »

Fritz demeura quelques instants pensif; il ne savait trop comment s’y prendre pour commencer son rôle de moissonneur. Alors je lui dis de prendre une poignée d’épis dans la main gauche, en se servant de la faucille avec la droite, de lier chaque poignée avec un lien de paille, et de la jeter ensuite dans la corbeille.

Ma nouvelle méthode plut beaucoup aux jeunes travailleurs, et le champ fut bientôt dépouillé de sa riche moisson, tandis que notre corbeille se remplissait d’une ample provision d’épis.

« Voilà une belle économie ! s’écria ma femme en gémissant. Tous les épis tombés restent sur le sillon avec le chaume, et c’est un spectacle à briser le cœur d’un bon et brave moissonneur suisse.

—    Vous vous trompez, lui répondis-je, l’Italien est trop bon ménager pour laisser perdre ces restes précieux. Mais il paraît qu’il aime mieux les boire que les manger.

—    Voilà une énigme qui a besoin d’explication, repartit ma femme.

—    Et vous allez l’avoir, ma chère femme, lui répondis-je. Comme l’Italie renferme plus de terres labourables que de pâturages, le fermier manque d’herbe et de foin. Alors il conduit son bétail dans les champs moissonnés, après avoir eu la précaution de laisser l’herbe pousser entre les sillons pendant quelques jours ou quelques semaines. Le bétail ainsi nourri donne un lait excellent, et c’est pourquoi l’on peut dire que l’Italien aime mieux boire le superflu de son grain que de le manger.

—    Mais alors où prennent-ils leur litière ? me demanda ma femme.

MOI. Nulle part; car il n’est pas dans leurs habitudes de s’en servir, quoique je n’ose décider si cet usage n’entraîne pas de graves inconvénients. Mais occupons-nous maintenant du battage, qui n’est pas moins simple que la moisson. »

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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