Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Après bien des peines et des expériences, j’eus la satisfaction de voir la carcasse de mon kayak achevée selon mes souhaits, à l’exception du banc, qui avait peut-être deux pouces de trop. Sa construction élastique promettait les plus heureux résultats; car l’ayant jeté avec force sur un sol rocailleux pour éprouver sa solidité, je le vis rebondir comme une balle, et sa construction était si légère, que, même avec son chargement, le corps du canot ne tirait pas un pouce d’eau.

Il s’agissait maintenant de mettre la dernière main à mon ouvrage, ce qui demanda encore bien du temps et du travail. J’en veux donner immédiatement les détails, afin de terminer cet important sujet. Je commençai par choisir les deux plus grandes peaux de chien de mer, que j’avais eu soin de laisser intactes en les écorchant. Après leur avoir fait subir la préparation ordinaire, je les fis sécher au soleil; puis nous les frottâmes longtemps de résine, opération qui leur donna assez de souplesse pour pouvoir les appliquer comme une enveloppe élastique sur la carcasse du canot.

Avant d’achever cette dernière opération, nous avions tapissé l’intérieur du canot avec d’autres peaux préparées de même, et calfaté les jointures avec un soin tout particulier, de manière à les rendre imperméables. Le pont fut formé de cannes de bambou, également recouvertes de peaux de chien de mer, et disposées de manière à former de chaque côté un bordage de quelques pouces de hauteur. Les jointures du pont furent remplies de résine, ce qui leur communiqua une solidité peu commune.

J’avais placé l’ouverture du canot sur l’arrière, espérant que l’avant pourrait recevoir plus tard une petite voile. En attendant, le léger bâtiment devait être gouverné par une double rame, que je taillai d’une longueur un peu plus qu’ordinaire, la garnissant d’une vessie à son extrémité, de manière qu’en cas de malheur la vessie pût servir à la soutenir sur l’eau.

Il fallait s’occuper maintenant de l’équipement du canot. Nous eûmes alors recours à l’habileté de ma femme pour composer une paire de corsets de natation. Sans cette précaution jamais je n’aurais permis à un de mes enfants d’entrer dans le canot; car une lame pouvait pénétrer par l’ouverture et remplir le bâtiment, et dans ce cas le rameur courrait le risque de ne pouvoir se dégager et d’être submergé avec le kayak. D’après mon conseil, les corsets furent faits de boyaux de chien de mer. Ce nouveau vêtement consistait en une espèce d’étui collant sur le corps, avec une ouverture à chaque extrémité, pour qu’on pût le passer à peu près comme une chemise; ce vêtement ne descendant que jusqu’à mi-corps, et d’autres ouvertures ayant été pratiquées pour les bras et le cou, le nageur devait conserver toute la liberté de ses mouvements.

Telles furent les occupations au moyen desquelles je réussis à nous faire passer agréablement le temps des pluies. Il ne faut pas oublier non plus la lecture, les entretiens familiers et les travaux domestiques.

Aux premières approches du beau temps, nous recommençâmes à sortir, dans l’intention de reprendre nos occupations en plein air. Le premier vêtement de mer avait été destiné à Fritz, et, par une belle après midi, on résolut d’en aller faire l’épreuve. Le kayak fut donc mis à flot, et Fritz s’élança fièrement à sa place. L’épreuve ayant réussi au delà de toute espérance, ma bonne femme fut suppliée de faire un vêtement pareil à chacun des enfants.

Bientôt nous allâmes faire une visite à nos antilopes, que nous réjouîmes fort en leur portant du fourrage frais et une espèce de bouillie composée de sel, de maïs et de glands pilés, dont elles se montrèrent extrêmement friandes. Il était facile de s’apercevoir, à l’état de la litière, que nos hôtes avaient fait un usage constant de leur retraite, et ils ne tardèrent pas à recevoir une nouvelle provision de joncs et de feuilles de roseaux.

Je profitai de l’occasion pour parcourir l’île en tous sens, afin de rapporter une nouvelle provision de coraux et de coquillages pour notre muséum. Nous remarquâmes aussi une quantité d’algues marines, dont la bonne mère nous pria de mettre une cargaison dans le canot.

À notre retour elle choisit parmi les algues une espèce de feuilles en fer de lance, dentelées, et de six à sept pouces de longueur. Après les avoir lavées avec soin, elle les mit sécher au soleil, les fit rôtir au four, et alla les serrer dans le garde-manger avec une mystérieuse solennité.

Un peu surpris de cette grave opération, je lui demandai en plaisantant si elle avait l’intention de renouveler notre provision de tabac, elle à qui l’agréable parfum des pipes avait eu le don de déplaire si complètement jusqu’à ce jour. Elle me répondit en souriant : « Je veux remplir nos paillasses d’algues marines, afin de les rendre plus fraîches pour la saison des chaleurs. Un jour vous me saurez gré de ma prévoyance. » Mais ses yeux avaient une telle expression de malice en me faisant cette réponse, qu’il ne me fut pas difficile de comprendre que pour cette fois ma curiosité ne serait pas satisfaite.

Un jour que nous revenions, accablés de fatigue et de chaleur, d’une expédition laborieuse à Falken-Horst, ma femme plaça devant nous, dans une calebasse, la plus belle gelée transparente qu’un homme pût désirer pour apaiser à la fois sa faim et sa soif. Nous ne pouvions assez nous extasier sur cette merveilleuse apparition, dont le goût n’était pas moins délicieux que la vue. Depuis longtemps nous n’avions rien goûté de plus savoureux et de plus rafraîchissant. Alors ma femme me dit en souriant : « Oui, mon cher ami, ceci est un essai de votre cuisinière, qui a fini par s’ennuyer des vieilles recettes. Vous avez là un plat d’algues marines; car vos railleries ne m’ont pas empêchée de conserver jusqu’à ce jour celles que je vous ai fait ramasser dans l’île aux Requins.

MOI. Voilà qui est merveilleux, en vérité. Mais comment l’idée de ce plat a-t-elle pu te venir ? C’est à peine si je me rappelle d’en avoir lu quelque chose.

MA FEMME. Vous autres hommes, vous croyez les pauvres femmes faites d’un limon inférieur au vôtre, et vous aimez à ne leur supposer d’autres idées que celles qu’il vous plaît de leur donner. Mais si la sagesse des livres nous manque, il nous reste l’esprit d’observation, qui souvent la vaut bien. Voici un plat qui peut servir de preuve à ce que j’avance.

MOI. Accordé, accordé à l’unanimité. Mais puisque jamais je ne t’ai enseigné ce plat, où en as-tu trouvé la recette ?

MA FEMME. J’ai vu les habitants de la ville du Cap rapporter des corbeilles de ces algues, les laver et les dessécher : ils les laissent ensuite détremper cinq à six jours dans l’eau, qu’on renouvelle chaque matin. Au bout de ce temps, on les fait cuire dans une petite quantité d’eau, avec quelques écorces de citron, et l’on obtient le plat que vous voyez. Faute de sucre et de citron, j’ai été obligée de me servir du jus de canne, d’hydromel et de feuilles de ravensara; mais je crois que ma cuisine n’en est pas plus mauvaise. »

J’avais oublié de dire que, dans notre dernière visite à l’île des Requins, nous avions trouvé le manglier dans un état de prospérité tout à fait satisfaisant. Nos semis de noix de coco et nos plantations de pins étaient également en bon état. Dans la même excursion, j’avais découvert une source demeurée inconnue jusqu’alors, et dont l’existence m’enchantait à cause de nos antilopes.

Cet heureux résultat nous donna l’espoir de trouver l’île aux Baleines non moins florissante, et nous ne tardâmes pas à nous embarquer pour aller rendre visite aux lapins angoras. Je reconnus de loin qu’ils s’étaient déjà multipliés depuis leur séjour dans l’île, et je vis avec plaisir qu’ils pouvaient trouver une nourriture sans endommager nos plantations.

À notre approche, les animaux se réfugièrent dans leurs demeures souterraines, et je vis bien alors qu’il fallait leur construire une habitation de nos propres mains, si nous voulions nous emparer sans peine de leurs toisons. Cet ouvrage nous occupa deux jours, et reçut le nom de garenne.

Quant aux plantations, elles présentaient un aspect peu satisfaisant; car les lapins avaient rongé toutes les jeunes pousses et la plupart des noix de coco. Les pins seuls étaient épargnés. Il fallut donc recommencer la plantation, mais en l’entourant cette fois d’un rempart de plantes épineuses.

Avant de quitter l’île, nous allâmes visiter la carcasse de la baleine, que nous trouvâmes entièrement dépouillée de sa chair. Les oiseaux du ciel, l’air et le soleil en avaient si bien fait disparaître toute trace, que les ossements me semblèrent tout prêts à être mis en œuvre. Je fis donc choisir une douzaine de vertèbres, dans lesquelles nous passâmes une forte corde pour les remorquer jusqu’à Felsen-Heim avec notre chaloupe.

Un beau matin que j’étais occupé dans l’atelier, tous les enfants disparurent avec des souricières. Il n’était pas difficile de deviner leur projet, et je leur souhaitai bonne chasse. Je ne tardai pas à sortir moi-même, dans l’intention de rapporter une provision d’argile, dont j’avais besoin; et ma femme m’accorda d’autant plus facilement la permission de m’éloigner, qu’Ernest, au lieu de suivre ses frères, était demeuré dans la bibliothèque, au milieu de nos livres. J’attelai donc Sturm à notre vieux traîneau, restauré depuis peu avec les roues d’un canon, et je me dirigeai vers le ruisseau du Chacal, suivi de Bill et de Braun.

En arrivant près de nos nouvelles plantations de manioc et de pommes de terre, je ne vis pas sans un profond chagrin qu’une grande partie venait d’en être dévastée. Au premier abord, je ne pouvais m’expliquer ce désordre; mais en approchant je reconnus, aux traces récentes qui sillonnaient la terre, qu’une troupe nombreuse de cochons avait causé ce désastre. Curieux de savoir si nous avions affaire à des animaux sauvages ou domestiques, je résolus de suivre les traces, qui me conduisirent bientôt à l’ancienne plantation de pommes de terre dans les environs de Falken-Horst.

J’étais irrité contre les pillards qui laissaient la table si bien servie de la nature, pour venir se rassasier dans nos plantations. Mais je n’en apercevais aucun, bien que la troupe dût être nombreuse. Les chiens finirent cependant par s’élancer dans un épais taillis, d’où j’entendis aussitôt sortir un grognement hostile.

Regardant alors avec précaution, j’aperçus notre vieille truie entourée de huit petits cochons d’environ deux mois. Toute la troupe était sur la défensive, tenant les chiens en respect à l’aide d’une formidable rangée de dents menaçantes. Mais leur méfait m’avait tellement exaspéré, que je ne pus m’empêcher de décharger mon fusil à deux coups au milieu de la troupe. J’eus le bonheur d’en abattre trois, et le reste disparut aussitôt dans le taillis.

Après avoir appelé les chiens, qui se mettaient en devoir de continuer la chasse, je leur abandonnai les trois têtes, et je chargeai mon butin sur le traîneau, sans trop m’enorgueillir d’une victoire que je devais à un accès de colère peu honorable pour mon sang-froid.

Je ne tardai pas à arriver au terme de mon voyage, et à reprendre le chemin de Falken-Horst avec une bonne provision d’argile.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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