Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Ce délicieux domaine était borné à droite par le ruisseau du Chacal, dont la rive élevée offrait un rempart si touffu de citronniers, de palmiers et d’aloès, qu’une souris aurait eu peine à y trouver passage. À gauche s’élevait une montagne inaccessible, dont les flancs recelaient la grotte de cristal; et l’étang aux Canards s’étendait entre le rocher et le rivage de la mer, de manière à rendre toute fortification inutile de ce côté. Sur les bords de l’étang j’avais fait faire une plantation de bambous, qui remplaçaient pour nous les roseaux.

Enfin les derrières de notre habitation étaient protégés par l’inaccessible chaîne de rochers qui isolait ce coin de terre de l’intérieur du pays. La seule issue de notre domaine par la terre ferme était le pont-levis du ruisseau du Chacal; encore avions-nous pris soin de le fortifier dans les règles, en le flanquant de deux pièces de six. Deux autres pièces du même calibre défendaient l’entrée de la baie; deux pièces de deux et une paire de pierriers avaient été disposées comme auxiliaires sur le pont de notre bâtiment de guerre, la fameuse pinasse.

L’espace compris entre la maison et le ruisseau du Chacal était occupé par nos jardins et nos plantations. Une palissade de bambous perpendiculaire à notre galerie s’étendait de la maison au ruisseau, pour protéger les plantations du seul côté où elles fussent accessibles. La petite vallée était arrosée dans toute son étendue par le courant d’eau qui venait alimenter nos moulins.

La fertilité toujours croissante de notre vallée ne tarda pas à y attirer une quantité de maraudeurs dont nous n’avions jusque-là remarqué la présence qu’à de longs intervalles. Dans le nombre il faut compter l’écureuil du Canada, qui ne manquait pas de nous rendre visite dans la saison des noix et des noisettes. Nos amandiers étaient peuplés d’aras et de perroquets, dont le cri désagréable forme un pénible contraste avec la beauté de leur plumage.

À ces principaux visiteurs se joignaient des nuées de petits oiseaux, grands amateurs de cerises, d’abricots et de raisins.

Dès les premiers temps de la colonie, nous avions besoin de tous nos efforts pour empêcher ces hôtes incommodes de faire la récolte pour nous, et tout notre attirail de pièges et de fils suffisait à peine à arrêter les dévastations. Notre dernière ressource fut encore la poudre et le plomb. Dans la suite, lorsque nos récoltes furent devenues plus abondantes, nous nous trouvâmes si riches, que nous pûmes désormais abandonner le superflu aux innocents maraudeurs, que nous ne détruisions qu’avec regret.

Le temps des fleurs n’attirait pas moins d’étrangers dans notre domaine que la saison des fruits. C’étaient des nuées d’oiseaux-mouches ou de colibris qui voltigeaient de fleur en fleur, en charmant nos regards de l’éclat varié de leurs couleurs. C’était un spectacle plein d’intérêt de voir ces petits animaux mettre en fuite des oiseaux dix fois plus gros qu’eux, se livrer la guerre entre eux, et signaler leur courroux contre les pauvres fleurs, lorsqu’un insecte ou quelque oiseau plus heureux leur en avait dérobé le nectar. Attirés par le parfum des fleurs dont nous avions orné à dessein les alentours de notre demeure, ces charmants oiseaux venaient suspendre leurs nids jusque dans les rameaux de vanille grimpante dont les festons se déroulaient avec grâce le long de notre toit.

Toutes nos plantations, et spécialement la noix muscade, commençaient à nous récompenser amplement de nos soins. Je les avais placées jusqu’à l’entrée de notre berceau, parmi quelques rejetons de bananiers, et leur parfum venait nous embaumer chaque soir à l’heure du repos. Ce voisinage ne tarda pas à attirer de nouveaux hôtes, et particulièrement deux espèces d’oiseaux de paradis encore inconnues, dont le plumage nous parut d’une rare beauté. Mais bientôt leur avidité et leurs cris discordants nous forcèrent d’employer un épouvantail pour les éloigner.

Nos deux espèces d’oliviers ne nous donnaient pas non plus occasion de nous plaindre. Les olives les plus grosses et les plus savoureuses étaient cueillies avant la maturité pour être salées et marinées. L’espèce amère était réservée pour le moulin.

Voulant faire de l’huile de noix et de l’huile d’olive, il nous avait fallu songer à la construction d’un pressoir et d’une meule. Cet important travail avait mis notre industrie à une rude épreuve; mais nous avions fini par en sortir victorieux.

La préparation du sucre avait aussi mis longtemps en œuvre les ressources de notre imagination. Je savais bien que tout l’appareil nécessaire se trouvait sur le vaisseau naufragé; mais il m’était impossible de me rappeler ce qu’il était devenu. Toutefois je finis par me souvenir que les chaudières avaient été employées comme magasin à poudre. Maintenant que nos chasses journalières les avaient débarrassées d’une partie de leur contenu, rien n’empêchait de les rendre à leur destination primitive. Après bien des recherches, je finis par découvrir aussi dans notre arsenal les trois cylindres métalliques nécessaires pour un moulin à sucre. Peu de journées suffirent pour remettre la machine en état, et nous possédâmes bientôt une raffinerie de sucre complète.

Au commencement nos deux exploitations étaient en plein air. Nous songeâmes bientôt à les entourer de murs et à les couvrir d’un toit de bambous, de manière que la saison des pluies n’arrêtât pas les travaux.

L’île aux Baleines n’avait pas reçu moins d’embellissements que l’île aux Requins. Nous y avions placé ce que je nommai plaisamment nos usines, c’est-à-dire la chapellerie et la fabrique de suif. Les ateliers se trouvaient derrière une saillie du rocher qui les mettait à l’abri des intempéries.

Au reste, toutes nos colonies étaient entretenues avec une égale sollicitude. Waldeck avait conservé sa plantation de cotonniers, et le marécage était devenu avec le temps une magnifique rizière dont le produit n’avait pas tardé à dépasser nos espérances.

Prospect-Hill n’était pas négligé. La famille s’y rendait chaque printemps pour faire la récolte des câpres et la provision annuelle du thé. Les feuilles de ce précieux arbuste étaient épluchées avec soin, séchées aux rayons du soleil, et renfermées aussitôt dans des vases de porcelaine, afin de conserver leur délicieux parfum. Un nouveau genre d’occupations nous rappelait à Zuckertop immédiatement avant la saison des pluies. Il s’agissait, d’une part, de faire la récolte de cannes à sucre, et, d’autre part, de recueillir le millet pour la nourriture de notre bétail. Le transport s’effectuait par mer au moyen de la chaloupe, et nous ne manquions pas, en passant, de rendre notre visite habituelle à l’île aux Baleines.

De Prospect-Hill nous avions coutume de faire une ou deux excursions jusqu’à l’Écluse, afin de visiter nos pièges et de nous assurer si les éléphants n’avaient pas forcé le passage. Nous allions ensuite avec la chaloupe explorer cette partie du rivage où Fritz avait découvert pour la première fois le cocotier et le bananier. À chaque voyage je ne manquais pas de rapporter une provision de terre à porcelaine pour les besoins sans cesse renaissants de notre ménage.

Lors de sa première excursion dans ces parages, Fritz avait remarqué les traces et entendu le cri d’un oiseau de l’espèce de la poule, ce qui nous avait donné l’idée d’y établir un piège à la manière des colons du Cap. L’entreprise eut un plein succès, et à chacune de nos visites nous trouvions une foule de prisonniers, qu’on apportait à Felsen-Heim pour les apprivoiser.

Nous profitions aussi de notre séjour à l’Écluse pour nous emparer des plus belles poules et des plus beaux coqs indigènes, dont je me servais ensuite pour améliorer nos races de volailles d’Europe. Si ma mémoire ne me trompe pas, ces magnifiques animaux doivent être originaires de Malacca ou de Java.

Nos animaux domestiques, dont, je n’ai pas encore parlé, s’étaient multipliés avec rapidité; mais, en fait de chiens, nous n’avions conservé qu’un rejeton du noble Joeger, qui promettait de devenir par la suite un excellent chien de chasse. Jack le nomma Coco; et comme nous ne pouvions nous empêcher de rire de ce nom bizarre, il nous reprit gravement, en faisant observer que le nom d’un chien doit être court et retentissant, afin de frapper au loin les échos des forêts et des montagnes. La lettre “O” étant la plus sonore des voyelles, doit être la plus chère au chasseur, et il s’en allait en criant à tue-tête : Ho ! hollo ! hio ! Coco ! de manière à nous étourdir les oreilles.

Chaque année la vache et le buffle nous avaient donné un veau; mais nous n’avions élevé que deux de ces animaux, un taureau pour le travail, et une vache pour le lait. La femelle reçut le nom de Blass, à cause de son éblouissante blancheur; et le mâle fut appelé Brull, en raison de sa voix retentissante. Tous deux furent dressés à la selle, au bât et à la voiture, ainsi que deux jeunes ânes, dignes rejetons de Rasch, qui portaient les noms pompeux de Pfeil et de Flinck.

Le reste du menu bétail s’était multiplié en proportion, de sorte que nous pouvions de temps en temps servir quelque pièce succulente sur notre table sans porter atteinte à la prospérité du troupeau.

Les lapins de l’île aux Requins étaient devenus si nombreux, qu’il fallut se décider à leur faire une chasse régulière. À différentes époques de l’année, nous détruisions à regret un certain nombre de ces intéressants animaux, dont les fourrures servaient à l’entretien de la chapellerie. Quant à la chair, elle était abandonnée aux chiens.

Nous n’avions eu garde d’oublier nos charmantes antilopes, dont la multiplication ne faisait que peu de progrès à cause de la rigueur du climat de l’île aux Requins. Toutefois leur accroissement nous permit bientôt de transporter un couple de ces gracieux animaux dans la cour ombragée de Felsen-Heim.

Quant à ma famille, elle était toujours, grâce à la Providence, pleine de force et de santé, à l’exception de quelques indispositions passagères. Ma femme éprouvait quelquefois des accès de fièvre assez violents; mais les enfants étaient d’une vigueur et d’une activité peu communes. Fritz, alors âgé de vingt-quatre ans, était d’une taille moyenne, mais forte et élégante; son teint coloré annonçait un tempérament vif et bouillant. Ernest, qui venait d’entrer dans sa vingt-deuxième année, était plus élancé, mais plus faible; sa taille, légèrement courbée, annonçait moins de vigueur, bien qu’un exercice continuel eût apporté de grandes modifications à son indolence naturelle. L’extérieur de Jack, alors âgé de vingt ans, annonçait plus de souplesse que de vigueur. On remarquait dans Franz un heureux mélange des qualités physiques et morales de ses trois frères : il avait la sensibilité de Fritz et d’Ernest; mais la finesse de Jack était devenue chez lui prudence, parce qu’en sa qualité de cadet il avait souvent été exposé aux malices de ses aînés. Tous quatre se montraient pleins d’honneur et de courage. Leur conduite était dirigée par la piété la plus sincère, sentiment sans lequel l’homme de bien lui-même ne saurait produire aucune œuvre grande et honorable.

Tel était l’état de notre colonie au bout d’un séjour de dix années, durant lesquelles nous n’avions aperçu d’autres figures humaines que les nôtres. Toutefois l’espérance d’être un jour rendus à la société des hommes ne nous avait pas encore abandonnés, et je ne laissais pas de l’entretenir avec sollicitude, comme le principal mobile de notre activité. Toujours mus par cette idée, nous avions fait de grandes provisions d’articles de commerce, afin d’en tirer parti dans l’occasion. Chaque année je faisais mettre de côté nos plus belles plumes d’autruche et une certaine portion de nos récoltes de thé et de cochenille, et déjà nous avions une portion assez considérable de noix muscades, d’essence et d’orange, d’huile de cannelle.

Cette prévoyance, peut-être exagérée, nous permettait de songer avec sécurité au jour de la délivrance, car ces articles devaient avoir pour nous une valeur considérable; mon seul regret était de voir diminuer nos munitions de jour en jour, malgré le sage et judicieux emploi que nous nous efforcions d’en faire.

Au reste, nous vivions satisfaits de notre sort, et chacun, en en reconnaissant les avantages, s’efforçait de conformer ses actions aux vues impénétrables de la Providence.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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