Johann David Wyss

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Après notre repas, la chaloupe fut tirée sur le rivage, débarrassée de sa cargaison et traînée jusqu’à Felsen-Heim par nos animaux. Arrivée là, je la fis placer dans la chambre aux provisions avec le kayak, que Fritz et Ernest avaient chargé sur leurs épaules. La tête de la vache marine fut mise dans notre atelier, où, grâce à mes soins, elle se trouva bientôt en état de figurer dignement à la place que Fritz lui avait destinée.

L’orage avait tellement grossi les ruisseaux, qu’il s’en était suivi plusieurs inondations, particulièrement dans le voisinage de Falken-Horst. Le ruisseau du Chacal lui même avait éprouvé une telle crue, malgré la profondeur de son lit, que notre pont avait failli être emporté. Près de Falken-Horst, la fontaine et le canal avaient essuyé des dommages sérieux qui demandaient une prompte réparation.

En arrivant à la chute d’eau, nous trouvâmes la terre jonchée d’une espèce de baies d’un brun foncé, couronnées d’un petit bouquet de feuilles et de la grosseur d’une noisette ordinaire. Leur aspect était si engageant, que les enfants n’hésitèrent pas à en avaler quelques-unes; mais le goût en était si acre, qu’ils les recrachèrent aussitôt avec répugnance, juste châtiment de leur gourmandise.

Je ne m’en serais pas occupé davantage, si leur odeur ne me les eût aussitôt fait reconnaître pour le véritable fruit du giroflier. C’était une découverte trop importante pour ne pas attirer toute notre attention. Un sac fut rempli de cette précieuse production, et rapporté à Felsen-Heim, où il ne manqua pas d’être accueilli avec reconnaissance par notre cuisinière.

Comme j’avais observé combien les dernières pluies avaient été favorables à nos semailles, je résolus de diriger l’eau de mes meules, au milieu de notre petit champ, et de la laisser couler librement pendant la saison des chaleurs. Au retour de la saison des pluies, je lui donnai un écoulement vers le ruisseau du Chacal.

Vers le même temps, la pêche du saumon et de l’esturgeon vint renouveler notre provision de poisson salé, fumé et mariné. Je fis également l’essai de conserver une paire des plus beaux saumons pour nous en régaler quelque jour. Je choisis donc les deux plus gros, auxquels nous passâmes une longue corde à travers les ouïes; et la corde fut fixée à un poteau, à la place la plus profonde et la plus tranquille de la baie du Salut. J’avais lu que ce procédé est très usité en Hongrie, où l’on en éprouve les plus heureux résultats.

Vers cette époque, et au milieu d’une belle nuit d’été, mon sommeil fut interrompu tout à coup par un hurlement furieux de nos gardiens, suivi de sourds trépignements qui me rappelèrent la terrible invasion des chacals. Déjà, comme il arrive dans les alarmes nocturnes, mon imagination peuplait la cour de fantômes terribles, parmi lesquels les buffles, les ours et les boas ne jouaient pas le rôle le moins formidable. Toutefois je résolus de ne pas demeurer plus longtemps dans l’incertitude, et, sautant du lit à demi nu, je saisis la première arme qui se trouva sous ma main, et je m’élançai vers la porte de ma maison, dont la partie supérieure était restée ouverte, selon notre coutume durant les nuits d’été.

À peine avais-je passé la moitié de mon corps par l’ouverture, que je reconnus la tête de Fritz à la fenêtre voisine.

« Au nom du Ciel, qu’est-ce que cela ? » me demanda-t-il à voix basse. »

Je lui répondis que j’avais cru d’abord à quelque nouveau danger, mais que je commençais à m’apercevoir que c’était un nouveau tour des cochons.

« Toutefois, ajoutai-je, il est à craindre que la plaisanterie ne finisse mal pour eux; car je crois qu’ils ont déjà les chiens à leurs trousses. Hâtons-nous de sortir, afin d’arrêter le carnage. »

À ces mots, Fritz sauta par la fenêtre, à moitié vêtu, et nous volâmes sur la scène du combat. Nous reconnûmes alors le reste de la troupe de cochons sauvages qui venait de pénétrer chez nous par le pont du ruisseau du Chacal, et qui se préparait à faire irruption dans le jardin de ma femme. Mais les chiens faisaient bonne garde, et deux d’entre eux avaient saisi le mâle par les oreilles, tandis que le reste de la troupe fuyait devant les deux autres.

Le plus pressant était d’aller au secours du captif, tandis que Fritz rappelait les chiens à grands cris. Nous eûmes beaucoup de peine à venir à bout de notre entreprise. Toutefois je parvins à faire lâcher prise à nos gardiens; et le prisonnier s’échappa avec un sourd grognement, sans songer à dire merci.

M’étant transporté sur le bord du ruisseau, je trouvai le pont levé, comme à l’ordinaire; les malencontreux animaux, avec une légèreté dont jusque-là je ne les soupçonnais pas capables, avaient passé sur les trois poutres qui lui servaient de supports. Cet incident me fit prendre la résolution de changer le pont mouvant en un pont-levis, qu’on lèverait tous les soirs, et qui nous mettrait à l’abri de pareilles invasions pour l’avenir.

Dès le lendemain matin, nous nous mîmes à l’œuvre, et la charpente du pont fut bientôt achevée. À défaut de chaînes, j’employai de fortes cordes, au moyen desquelles notre pont se levait et s’abaissait avec assez de facilité pour que les enfants pussent le mettre en mouvement.

Ainsi construit, notre ouvrage était plus que suffisant pour nous garantir des bêtes féroces. En cas d’attaque de la part de nos semblables, nous pouvions remplacer le câble par une chaîne, et rendre notre demeure inattaquable. Ainsi donc, malgré la grossièreté de l’exécution, notre rempart avait pour nous tous les avantages de la meilleure fortification; mais il faut convenir en même temps qu’il eût suffi d’un coup de canon pour tout jeter à bas, et que d’ailleurs le ruisseau n’était ni assez large ni assez profond pour arrêter un ennemi déterminé.

Pendant cet important travail, les enfants ayant eu l’occasion de monter sur les deux poteaux qui soutenaient la porte du pont-levis, me dirent qu’ils avaient aperçu plusieurs fois dans l’éloignement le troupeau de gazelles et d’antilopes dont nous avions si heureusement enrichi notre domaine. On les voyait approcher de Falken-Horst, tantôt seuls, tantôt par petites troupes; mais au moindre bruit les timides animaux disparaissaient, comme par enchantement, dans les profondeurs de la forêt.

« Quel dommage, s’écria un jour Fritz, que ces charmants animaux se montrent si sauvages ! Ce serait un grand plaisir de les voir arriver au ruisseau chaque matin pour se désaltérer, pendant que nous nous livrons aux travaux ordinaires !

ERNEST. En établissant une place d’appât, comme celle de la Nouvelle-Géorgie, nous verrions bientôt les gazelles accourir d’elles-mêmes.

MOI. Tu aurais raison, mon cher Ernest, si ces places étaient l’ouvrage de l’homme; mais le plus souvent elles sont l’œuvre de la nature. Nous avons quelque chose d’analogue dans les montagnes de notre patrie : ce sont des lèche-sel, c’est-à-dire des places où la pierre est imprégnée de sel ou de salpêtre, dont les chamois se montrent extrêmement friands, de sorte que le chasseur est presque sûr d’y rencontrer sa proie et de s’en emparer.

FRANZ. L’idée de citer la Nouvelle-Géorgie à ce propos me parait joliment empreinte de pédanterie.

MOI. Dans le monde des pensées nous ne reconnaissons pas les distances; tout ce qui se ressemble est voisin. Les plus précieuses découvertes ne sont la plupart du temps qu’une heureuse combinaison d’images et de pensées demeurées jusqu’alors cachées dans le cerveau de l’inventeur.

FRITZ. J’en conviens, mon père; mais je voudrais bien savoir que penser de cette place d’appât dont Ernest voulait parler.

MOI. Il en existe une, entre autres, dans la Nouvelle-Géorgie, contrée située au pied de la chaîne des Allegheny. Du reste, elle n’a pas plus de trois à quatre arpents. On y trouve une sorte de marne ou d’argile très fine, dont les animaux apprivoisés ne se montrent pas moins friands que les bêtes sauvages; et le sol est sillonné de profondes excavations dues à la gourmandise des visiteurs. Les buffles sauvages sont les animaux qu’on y rencontre le plus fréquemment.

JACK. Mais n’a-t-on pas essayé de faire des places d’appât artificielles ?

MOI. Sans doute; mais de pareils essais sont bien petits à côté de ceux de la nature. Au reste, il faut observer encore que la marne de Géorgie est plutôt sucrée que salée, de sorte qu’on ne peut la comparer aux lèche-sel de nos parcs royaux.

FRITZ. Qu’est-ce qu’un lèche-sel, cher père ?

MOI. C’est une grande caisse d’environ quatre pieds de haut que l’on dispose sur le sol dans quelque lieu écarté de la forêt ou du parc où l’on veut chasser. La caisse est ensuite remplie d’argile salée bien battue, que l’on recouvre même quelquefois de verdure pour mieux tromper le gibier. Les animaux s’approchent, et, tandis qu’ils lèchent la terre sans défiance, le chasseur, embusqué dans un taillis voisin, peut tirer à coup sûr.

TOUS. Pour le coup, cher père, il nous faut établir un lèche-sel, et nous aurons bientôt un parc rempli de gibier de toute espèce. Les muscs, les gazelles et les buffles ne nous manqueront pas.

MOI. Peste, comme vous y allez ! On dirait que nous sommes dans la Nouvelle-Géorgie, et ce n’était pas la peine de tant railler le pauvre Ernest lorsqu’il a mis l’affaire sur le tapis. Si j’écoutais tous ces beaux projets, je ne saurais bientôt plus où prendre du temps et des forces pour exécuter tout ce qui vous passe par la tête.

TOUS. Nous vous aiderons, cher père, nous travaillerons autant qu’il vous plaira; mettez-nous seulement à l’épreuve.

MOI. Si vous tenez tant à ce projet, nous verrons à nous en occuper plus tard. Mais maintenant j’ai besoin de terre à porcelaine et de grands bambous pour exécuter un plan plus important. Tenez-vous prêts à m’accompagner jusqu’à l’Écluse.

TOUS. Merci, mille fois merci, cher père ! Voici donc les excursions, la chasse et les découvertes qui vont recommencer; cela vaut mieux que tous les ponts-levis du monde.

FRITZ. Je vais préparer un pemmican pour la route. Il nous reste assez de chair d’ours pour cela, et elle ne vaut pas grand-chose autrement. »

Cet entretien me fit voir qu’il y avait un plan de campagne organisé de longue main, et contre lequel il ne me restait aucune objection sérieuse, car la saison était éminemment favorable, et tout ce qui tendait à semer quelque variété dans la vie uniforme de Felsen-Heim me paraissait devoir être accueilli avec empressement.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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