Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Tout en m'habillant, je repassai dans ma mémoire les événements de la veille, et je me demandai si ce n'était point un rêve; je n'en fus bien convaincue que lorsque, ayant revu Mr Rochester, je l'entendis me répéter ses promesses et me reparler de son amour.

En me peignant, je me regardai dans la glace, et je m'aperçus que je n'étais plus laide; mon visage était plein de vie et d'espérance, mes yeux semblaient avoir contemplé une fontaine de joie et emprunté l'éclat à ses ondes transparentes. Souvent je m'étais efforcée de ne pas regarder mon maître, craignant que ma figure ne lui déplût : aujourd'hui je pouvais lever mon regard jusqu'à lui sans avoir peur de refroidir son amour par l'expression de mon visage. Je mis une robe d'été, légère et d'une couleur claire; il me sembla que jamais vêtement ne m'avait mieux parée, parce que jamais aucun n'avait été porté avec tant de joie.

Quand je descendis dans la grande salle, je ne fus pas surprise de voir qu'une belle matinée de juin avait succédé à l'orage de la veille, et de sentir, à travers la porte ouverte, le souffle d'une brise fraîche et parfumée; la nature devait avoir quelque chose de joyeux; j'étais si heureuse ! Une pauvre femme et un petit enfant pâle et en haillons s'arrêtèrent devant la porte; je courus vers eux pour leur donner tout l'argent que j'avais dans ma bourse, trois ou quatre schellings; bons ou mauvais, je voulais les voir heureux. Aussi les corneilles faisaient entendre leurs cris et les oiseaux chantaient; mais rien n'était aussi joyeux ni aussi musical que mon cœur !

Mme Fairfax apparut à la fenêtre avec un visage triste, et me dit gravement :

« Mademoiselle Eyre, voulez-vous venir déjeuner ? »

Pendant le repas, elle fut calme et froide; mais je ne pouvais pas la détromper. Il fallait attendre que mon maître voulût bien expliquer tout ceci. Je mangeai ce que je pus, puis je me hâtai de remonter dans ma chambre; je rencontrai Adèle qui sortait de la salle d'étude.

« Où allez-vous ? lui demandai-je, c'est l'heure du travail.

—    Mr Rochester m'a dit d'aller dans la chambre des enfants.

—    Où est-il ?

—    Là, » me répondit-elle, en indiquant la pièce qu'elle venait de quitter.

J'entrai et je l'y trouvai en effet.

« Venez me dire bonjour, » me cria-t-il.

J'avançai joyeusement. Cette fois ce n'était pas un simple mot ou une poignée de main qui m'attendait, mais un baiser; je le trouvai tout naturel, et il me sembla doux d'être ainsi aimée et caressée par lui.

« Jane, vous êtes fraîche, souriante et jolie, dit-il, oui, vraiment jolie. Est-ce là la pâle petite fée que je connaissais ? Quelle joyeuse figure, quelles joues fraîches et quelles lèvres roses ! comme ces cheveux et ces yeux sont d'un brun brillant ! »

J'avais des yeux verts, mais il faut excuser cette méprise : il paraît qu'ils avaient changé de couleur pour lui.

« Oui, monsieur, c'est Jane Eyre.

—    Qui sera bientôt Jane Rochester, ajouta-t-il; dans quatre semaines, Jane, pas un jour de plus, entendez-vous ? »

Je ne pouvais pas bien comprendre encore, j'étais tout étourdie; en entendant parler Mr, Rochester, je n'éprouvai pas une joie intime, je ressentis comme un choc violent; je fus étonnée, presque effrayée.

« Vous avez rougi, et maintenant vous êtes bien pâle, Jane, pourquoi ?

—    Parce que vous m'avez appelée Jane Rochester, et cela me semble étrange.

—    Oui, la jeune Mme Rochester, la fiancée de Fairfax Rochester.

—    Cela ne se pourra pas, monsieur; le nom de Jane Rochester sonne étrangement; les hommes ne jouissent jamais d'un bonheur complet sur la terre; je ne suis pas destinée à avoir un sort plus heureux que les autres jeunes filles dans ma position; me figurer un tel bonheur, c'est croire à un conte de fée.

—    Eh bien, celui-là, j'en ferai une réalité; je commencerai dès demain. Ce matin, j'ai écrit à mon banquier de Londres, pour qu'il m'envoyât certains bijoux qu'il a en sa possession; ils ont toujours appartenu aux dames de Thornfield; dans un jour ou deux, j'espère pouvoir les remettre entre vos mains : car je veux vous entourer des mêmes soins et des mêmes attentions que si vous étiez la fille d'un lord.

—    Oh ! monsieur, ne pensez pas aux bijoux, je n'aime pas à en entendre parler; des bijoux pour Jane Eyre ! Cela aussi me semble étrange et peu naturel; je préférerais n'en point avoir.

—    Je veux mettre moi-même la chaîne de diamants autour de votre cou et placer le cercle d'or sur votre front : car sur ce front du moins la nature a posé son cachet de noblesse. Je veux attacher des bracelets sur ces poignets délicats, et charger d'anneaux ces doigts de fée.

—    Non, non, monsieur, pensez à autre chose; ne me parlez pas de cela, et surtout de cette manière; ne vous adressez pas à moi comme si j'étais belle; je suis une institutrice laide et semblable à une quakeresse.

—    Vous êtes belle à mes yeux; vous avez la beauté que j'aime, vous êtes délicate et aérienne.

—    Vous voulez dire chétive et nulle. Vous rêvez, monsieur ou vous raillez; pour l'amour de Dieu, ne soyez pas ironique.

—    Je forcerai le monde à vous déclarer belle. » ajouta-t-il.

Mon embarras croissait à l'entendre parler ainsi; il me semblait qu'il voulait soit se tromper, soit essayer de me tromper moi-même.

« Je vêtirai ma Jane de satin et de dentelle, continua-t-il, je mettrai des roses dans ses cheveux, et je couvrirai sa tête bien-aimée d'un voile sans prix.

—    Et alors vous ne me reconnaîtrez pas, monsieur; je ne serai plus votre Jane Eyre, mais un singe déguisé en arlequin, un geai recouvert de plumes d'emprunt. Je ne serais pas plus étonnée de vous voir habillé en acteur que moi revêtue d'une robe de cour; et pourtant je ne vous trouve pas beau, bien que je vous aime tendrement, trop tendrement pour vous flatter; ainsi donc ne me flattez pas non plus. »

Il continua à parler sur le même ton, malgré ma prière.

« Aujourd'hui même, reprit-il, je vous mènerai dans la voiture à Millcote pour que vous y choisissiez, quelques vêtements. Je vous ai dit que nous serions mariés dans quatre semaines; le mariage aura lieu tranquillement dans la chapelle du château; ensuite nous partirons pour la ville. Après un court séjour j'emmènerai mon trésor dans des régions plus rapprochées du soleil que l'Angleterre, dans les vignes françaises, et les plaines d'Italie; elle verra tout ce qui est fameux dans l'histoire ancienne et dans les temps modernes; elle goûtera à l'existence des villes; elle apprendra sa valeur par une juste comparaison avec les autres femmes.

—    Je voyagerai, monsieur, et avec vous ?

—    Vous passerez quelque temps à Paris, à Rome, à Naples, à Florence, à Venise, à Vienne; tous les pays que j'ai parcourus seront traversés par vous; partout où mon éperon a frappé, vous poserez votre pied de sylphide. Il y a dix ans, j'ai parcouru l'Europe à moitié fou de dégoût, de haine, de rage, et un peu semblable à ceux qui m'accompagnaient; cette fois, guéri et purifié, je la visiterai avec l'ange qui est mon soutien. »

Charlotte Brontë - traduction: Mme Lesbazeilles Souvestre

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

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