Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Selon les mouvements de la flamme vacillante, c'était tantôt saint Luc à la longue barbe qui penchait son front, tantôt saint Jean dont les cheveux paraissaient flotter, soulevés par le vent; quelquefois la figure infernale de Judas semblait s'animer pour prendre la forme de Satan lui-même.

Et, au milieu de ces lugubres tableaux, j'écoutais toujours si je n'entendrais pas remuer cette femme enfermée dans la chambre voisine; mais on eût dit que, depuis la visite de Mr Rochester, un charme l'avait rendue immobile; pendant toute la nuit, je n'entendis que trois sons à de longs intervalles : un bruit de pas, un grognement semblable à celui d'un chien hargneux, et un profond gémissement.

Mais j'étais accablée par mes propres pensées : quel était ce criminel enfermé dans cette maison, et que le maître du château ne pouvait ni chasser ni soumettre ? quel était ce mystère qui se manifestait tantôt par le feu, tantôt par le sang, aux heures les plus terribles de la nuit ? Quelle était cette créature qui, sous la forme d'une femme, prenait la voix d'un démon railleur, ou faisait entendre le cri d'un oiseau de proie à la recherche d'un cadavre ?

Et cet homme sur lequel j'étais penchée, ce tranquille étranger, comment se trouvait-il enveloppé dans ce tissu d'horreurs ? Pourquoi la furie s'était-elle précipitée sur lui ? Pourquoi, à cette heure où il aurait dû être couché, était-il venu dans cette partie de la maison ? J'avais entendu Mr Rochester lui assigner une chambre en bas; pourquoi était-il monté ? Qui l'avait amené ici et pourquoi supportait-il avec tant de calme une violence ou une trahison ? Pourquoi acceptait-il si facilement le silence que lui imposait Mr Rochester, et pourquoi Mr Rochester le lui imposait-il ? Son hôte venait d'être outragé; quelque temps auparavant on avait comploté contre sa propre vie, et il voulait que ces deux attaques restassent dans le secret. Je venais de voir Mr Mason se soumettre à Mr Rochester; grâce à sa volonté impétueuse, mon maître avait su s'emparer du créole inerte; les quelques mots qu'ils avaient échangés me l'avaient prouvé : il était évident que dans leurs relations précédentes les dispositions passives de l'un avaient subi l'influence de l'active énergie de l'autre D'où venait donc le trouble de Mr Rochester, lorsqu'il apprit l'arrivée de Mr Mason ? Pourquoi le seul nom de cet homme sans volonté, qu'un seul mot faisait plier comme un enfant, pourquoi ce nom avait-il produit sur Mr Rochester l'effet d'un coup de tonnerre sur un chêne ?

Je ne pouvais point oublier son regard et sa pâleur lorsqu'il murmura : « Jane, j'ai reçu un coup ! » Je ne pouvais pas oublier le tremblement de son bras, lorsqu'il l'appuya sur mon épaule, et ce n'était pas peu de chose qui pouvait affaisser ainsi l'âme résolue et le corps vigoureux de Mr Rochester.

« Quand reviendra-t-il donc ? » me demandai-je; car la nuit avançait, et mon malade continuait à perdre du sang, à se plaindre et à s'affaiblir; aucun secours n'arrivait, et le jour tardait à venir. Bien des fois j'avais porté le verre aux lèvres pâles de Mason et je lui avais fait respirer les sels; mes efforts semblaient vains : la souffrance physique, la souffrance morale, la perte du sang, ou plutôt ces trois choses réunies, amoindrissaient ses forces d'instant en instant; ses gémissements, son regard à la fois faible et égaré, me faisaient craindre de le voir expirer, et je ne devais même pas lui parler. Enfin, la chandelle mourut; au moment où elle s'éteignit, j'aperçus sur la fenêtre les lignes d'une lumière grisâtre : c'était le matin qui approchait. Au même instant, j'entendis Pilote aboyer dans la cour. Je me sentis renaître, et mon espérance ne fut pas trompée; cinq minutes après, le bruit d'une clef dans la serrure m'avertit que j'allais être relevée de garde; du reste, je n'aurais pas pu continuer plus de deux heures; bien des semaines semblent courtes auprès de cette seule nuit.

Mr Rochester entra avec le chirurgien.

« Maintenant, Carter, dépêchez-vous, dit Mr Rochester au médecin; vous n'avez qu'une demi-heure pour panser la blessure, mettre les bandages et descendre le malade.

—    Mais est-il en état de partir ?

—    Sans doute, ce n'est rien de sérieux; il est nerveux, il faudra exciter son courage. Venez et mettez-vous à l'œuvre. »

Mr Rochester tira le rideau et releva la jalousie, afin de laisser entrer le plus de jour possible; je fus étonnée et charmée de voir que l'aurore était si avancée. Des rayons roses commençaient à éclairer l'orient; Mr Rochester s'approcha de Mr Mason, qui était déjà entre les mains du chirurgien.

« Comment vous trouvez-vous maintenant, mon ami ? demanda-t-il.

—    Je crois qu'elle m'a tué, répondit-il faiblement.

—    Pas le moins du monde; allons, du courage ! c'est à peine si vous vous en ressentirez dans quinze jours; vous avez perdu un peu de sang et voilà tout. Carter, affirmez-lui qu'il n'y a aucun danger.

—    Oh ! je puis le faire en toute sûreté de conscience, dit Carter, qui venait de détacher les bandages; seulement, si j'avais été ici un peu plus tôt, il n'aurait pas perdu tant de sang. Mais qu'est-ce que ceci ? La chair de l'épaule est déchirée, et non pas seulement coupée; cette blessure n'a pas été faite avec un couteau : il y a eu des dents là.

—    Oui, elle m'a mordu, murmura-t-il; elle me déchirait comme une tigresse, lorsque Rochester lui a arraché le couteau des mains.

—    Vous n'auriez pas dû céder, dit Mr Rochester, vous auriez dû lutter avec elle tout de suite.

—    Mais que faire dans de semblables circonstances ? répondit Mason. Oh ! c'était horrible, ajouta-t-il en frémissant, et je ne m'y attendais pas; elle avait l'air si calme au commencement !

—    Je vous avais averti, lui répondit son ami; je vous avais dit de vous tenir sur vos gardes lorsque vous approcheriez d'elle; d'ailleurs vous auriez bien pu attendre jusqu'au lendemain, et alors j'aurais été avec vous : c'était folie que de tenter une entrevue la nuit et seul.

—    J'espérais faire du bien.

—    Vous espériez, vous espériez ! cela m'impatiente de vous entendre parler ainsi. Du reste, vous avez assez souffert et vous souffrirez encore assez pour avoir négligé de suivre mon conseil; aussi je ne dirai plus rien. Carter, dépêchez-vous, le soleil sera bientôt levé, et il faut qu'il parte.

—    Tout de suite, monsieur. J'ai fini avec l'épaule; mais il faut que je regarde la blessure du bras; là aussi je vois la trace de ses dents.

—    Elle a sucé le sang, répondit Mason; elle prétendait qu'elle voulait retirer tout le sang de mon cœur. »

Je vis Mr Rochester frissonner; une forte expression de dégoût, d'horreur et de haine, contracta son visage, mais il se contenta de dire :

« Taisez-vous, Richard; oubliez ce qu'elle a fait et n'en parlez jamais.

—    Je voudrais pouvoir oublier, répondit-il.

—    Vous oublierez quand vous aurez quitté ce pays, quand vous serez de retour aux Indes Occidentales; vous supposerez qu'elle est morte, ou plutôt vous ferez mieux de ne pas penser du tout à elle.

—    Impossible d'oublier cette nuit !

—    Non, ce n'est point impossible. Ayez un peu d'énergie; il y a deux heures vous vous croyiez mort, et maintenant vous êtes vivant et vous parlez. Carter a fini avec vous, ou du moins à peu près, et dans un instant vous allez être habillé. Jane, me dit-il en se tournant vers moi pour la première fois depuis son arrivée, prenez cette clef, allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du haut de ma commode, prenez-y une chemise propre et une cravate; apportez-les et dépêchez-vous. »

Je partis; je cherchai le meuble qu'il m'avait indiqué; j'y trouvai ce qu'il me demandait et je l'apportai.

« Maintenant, allez de l'autre côté du lit pendant que je vais l'habiller, me dit Mr Rochester; mais ne quittez pas la chambre nous pourrons avoir encore besoin de vous. »

J'obéis.

« Avez-vous entendu du bruit lorsque vous êtes descendue, Jane ? demanda Mr Rochester.

—    Non, monsieur; tout était tranquille.

—    Il faudra bientôt partir, Dick; cela vaudra mieux, tant pour votre sûreté que pour celle de cette pauvre créature qui est enfermée là. J'ai lutté longtemps pour que rien ne fût connu, et je ne voudrais pas voir tous mes efforts rendus vains. Carter, aidez-le à mettre son gilet. Où avez-vous laissé votre manteau doublé de fourrure ? je sais que vous ne pouvez pas faire un mille sans l'avoir dans notre froid climat. Il est dans votre chambre. Jane, descendez dans la chambre de Mr Mason, celle qui est à côté de la mienne, et apportez le manteau que vous y trouverez. »

Je courus de nouveau, et je revins bientôt, portant un énorme manteau garni de fourrure.

« Maintenant j'ai encore une commission à vous faire faire, me dit mon infatigable maître. Quel bonheur, Jane, que vous ayez des souliers de velours ! un messager moins léger ne me servirait à rien; en bien donc, allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du milieu de ma toilette, et vous y trouverez une petite fiole et un verre que vous m'apporterez. »

Je partis et je rapportai ce qu'on m'avait demandé.

« C'est bien. Maintenant, docteur, je vais administrer à notre malade une potion dont je prends toute la responsabilité sur moi. J'ai eu ce cordial à Rome, d'un charlatan italien que vous auriez roué de coups, Carter; c'est une chose qu'il ne faut pas employer légèrement, mais qui est bonne dans des occasions comme celle-ci. Jane, un peu d'eau. »

Je remplis la moitié du petit verre.

« Cela suffit; maintenant mouillez le bord de la fiole. »

Je le fis, et il versa douze gouttes de la liqueur rouge dans le verre qu'il présenta à Mason.

« Buvez, Richard, dit-il; cela vous donnera du courage pour une heure au moins.

—    Mais cela me fera mal; c'est une liqueur irritante.

—    Buvez, buvez. »

Mr Mason obéit, parce qu'il était impossible de résister. Il était habillé; il me parut bien pâle encore; mais il n'était plus souillé de sang. Mr Rochester le fit asseoir quelques minutes lorsqu'il eut avalé le cordial, puis il le prit par le bras.

« Maintenant, dit-il, je suis persuadé que vous pourrez vous tenir debout; essayez. »

Le malade se leva.

« Carter, soutenez-le sous l'autre bras. Voyons, Richard, soyez courageux; tâchez de marcher. Voilà qui va bien.

—    Je me sens mieux, dit Mason.

—    J'en étais sûr. Maintenant, Jane, descendez avant nous; ouvrez la porte de côté; dites au postillon que vous trouverez dans la cour ou bien dehors, car je lui ai recommandé de ne pas faire rouler sa voiture sur le pavé, dites-lui de se tenir prêt, que nous arrivons; si quelqu'un est déjà debout, revenez au bas de l'escalier et toussez un peu. »

Charlotte Brontë - traduction: Mme Lesbazeilles Souvestre

Jane Eyre

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