Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Je souris en l'entendant parler ainsi.

« Je ne suis pas un ange, dis-je, et je n'en serai pas un tant que je vivrai; je ne serai que moi-même. Il ne faut pas vous attendre à trouver rien de céleste en moi; vous seriez aussi trompé que moi si je voulais trouver quelque chose de divin en vous.

—    Que vous attendez-vous à trouver chez moi ?

—    Pendant quelque temps peut-être, vous serez comme maintenant, mais cela durera peu; ensuite vous deviendrez froid, capricieux, sombre, et j'aurai beaucoup de peine à vous plaire; puis, quand vous serez habitué à moi, vous m'aimerez de nouveau, je ne dis pas d'amour, mais d'affection. Je pense que votre amour s'éteindra au bout de six mois ou même de moins; j'ai vu dans les livres écrits par les hommes que c'était le temps le plus long accordé à l'ardeur d'un mari; mais je pense après tout que, comme amie et comme compagne, je ne serai jamais tout à fait déplaisante aux yeux de mon cher maître.

—    Ne plus vous aimer, puis vous aimer encore ! moi je sais que je vous aimerai toujours, et je vous forcerai à confesser que ce n'est pas seulement de l'affection, mais de l'amour, et un amour véritable, fervent et sûr.

—    Vous êtes capricieux.

—    Pour les femmes qui ne me plaisent que par leur visage je suis pire que le diable, quand je découvre qu'elles n'ont ni âme ni cœur, quand je les vois basses, triviales, peut-être imbéciles, dures et méchantes; mais pour un œil pur, une langue éloquente, une âme de feu, un caractère qui peut se plier sans se briser, à la fois souple et fort, maniable et résistant, je suis toujours fidèle et aimant.

—    Avez-vous jamais rencontré une telle nature, monsieur ? avez-vous jamais aimé une telle femme ?

—    Je l'aime maintenant.

—    Quant à moi, je n'atteindrai jamais à cet idéal, même sur un seul point.

—    Je n'ai point rencontré de femmes qui vous ressemblassent, Jane; vous me plaisez et vous me dominez; vous semblez vous soumettre, et j'aime votre manière de plier. Quand je retourne sous mes doigts un écheveau de soie, je sens dans mes bras un tressaillement qui continue jusque dans mon cœur; eh bien, de même je me sens gagné par vous, et votre influence est plus douce que je ne puis le dire; cette défaite me donne plus de joie que n'importe quel triomphe ! Pourquoi souriez-vous, Jane ? que signifie cet air inexplicable ?

—    Je pensais, monsieur (excusez-moi, mon idée était involontaire), je pensais à Hercule et à Samson, près de celles qui les avaient charmés.

—    Et vous, petite fée, vous étiez…

—    Silence, monsieur ! Il n'y a pas plus de sagesse dans vos paroles que de raison dans les actes de ceux dont je vous parlais tout à l'heure; mais il est probable que, s'ils avaient été mariés, la sévérité du mari aurait expié la douceur de l'amant, et c'est ce que je crains en vous; je voudrais savoir ce que vous me répondrez dans un an, si je vous demande une faveur qu'il ne vous plaira pas de m'accorder.

—    Demandez-moi quelque chose maintenant, Jane, la moindre chose; je désire être prié.

—    Je le veux bien, monsieur; ma pétition est toute prête.

—    Parlez; mais si vous me regardez, et si vous me regardez de cette manière, je me verrai forcé de vous promettre d'avance, ce qui serait une folie à moi.

—    Pas du tout, monsieur; voici simplement ce que je voulais vous demander : n'envoyez pas chercher vos bijoux, et ne me mettez pas une couronne de roses; autant vaudrait entourer d'une dentelle d'or ce grossier mouchoir de poche que vous tenez à la main.

—    C'est-à-dire qu'autant vaudrait dorer l'or le plus pur, je le sais; aussi serez-vous satisfaite, pour le moment du moins; je vais écrire à mon banquier. Mais vous ne m'avez encore rien demandé; priez-moi de vous donner quelque chose.

—    Eh bien, monsieur, ayez la bonté de satisfaire ma curiosité sur un point. »

Il se troubla.

« Comment, comment ? dit-il vivement; la curiosité est dangereuse; heureusement je n'ai pas juré de vous répondre.

—    Il n'y a aucun danger à me répondre, monsieur.

—    Parlez donc, Jane; mais plutôt que cette simple question, à laquelle est peut-être lié un secret, je préférerais que vous m'eussiez demandé la moitié de ce que je possède.

—    Eh bien, roi Assuérus, que ferais-je de la moitié de vos richesses ? me prenez-vous pour un usurier juif, désirant s'approprier des terres ? J'aimerais bien mieux avoir votre confiance; vous me donnerez bien votre confiance, n'est-ce pas, puisque vous me donnez votre amour ?

—    Vous êtes la bienvenue, Jane, à connaître tous ceux de mes secrets qui sont dignes de vous; mais pour l'amour de Dieu, ne demandez pas un fardeau inutile; ne tendez pas vos lèvres vers une coupe empoisonnée, et ne me soumettez pas à un examen trop dur.

—    Pourquoi pas, monsieur ? vous venez de me dire que vous aimiez à être vaincu, et qu'il vous était doux de vous sentir persuadé. Ne pensez-vous pas que je ferais bien de vous arracher une confession, de prier, de supplier, de pleurer même, si c'est nécessaire, rien que pour essayer mon pouvoir ?

—    Je vous défie dans un tel essai; cherchez à deviner, et le jeu cessera aussitôt.

—    Alors, monsieur, vous renoncez facilement. Mais, comme votre regard est sombre ! vos paupières sont devenues aussi épaisses que mon doigt, et votre front ressemble à celui d'un Jupiter tonnant. C'est là l'air que vous aurez lorsque vous serez marié, monsieur, je suppose ?

—    Et vous, reprit Mr Rochester si c'est là l'air que vous aurez lorsque vous serez mariée, il faudra bien vite rompre : car en ma qualité de chrétien, je ne puis pas vivre avec un lutin. Mais que vouliez-vous me demander, petite créature ? dépêchez-vous.

—    Voyez, vous n'êtes même plus poli. Du reste, j'aime mieux la rudesse que la flatterie; j'aime mieux être une petite créature qu'un ange. Voici ce que j'avais à vous demander : pourquoi avez-vous pris tant de peine à me persuader que vous vouliez épouser Mlle Ingram ?

—    Est-ce tout ? Dieu soit loué ! » Son front se dérida; il me regarda en souriant, lissa mes cheveux et sembla heureux comme s'il venait d'éviter un danger. « Je puis vous faire ma confession, Jane, dit-il, bien que je risque un peu de vous indigner, et je sais tout ce qu'il y a de flamme en vous lorsque vous êtes irritée; vous étiez pleine d'ardeur, hier soir, quand vous vous révoltiez contre la destinée et que vous vous déclariez mon égale : car c'est vous, Jane, qui l'avez dit !

—    Sans doute; mais répondez, monsieur, je vous prie, à la question que je vous ai faite sur Mlle Ingram.

—    Eh bien ! j'ai fait la cour à Mlle Ingram pour vous rendre aussi follement amoureuse de moi que je l'étais de vous; je savais que le meilleur moyen d'arriver à mon but était d'exciter votre jalousie.

—    Très bien; comme cela vous rapetisse ! vous n'êtes pas plus grand que le bout de mon petit doigt. C'était une honte et un scandale d'agir ainsi; les sentiments de Mlle Ingram n'étaient donc rien à vos yeux ?

—    Tous ses sentiments se réduisent à un seul : l'orgueil; il est bon qu'elle soit humiliée. Étiez-vous jalouse, Jane ?

—    Peu importe, monsieur; il n'est point intéressant pour vous de le savoir. Répondez-moi encore une fois franchement : croyez-vous que Mlle Ingram ne souffrira pas de votre galanterie déloyale ? Ne se sentira-t-elle pas bien abandonnée ?

—    C'est impossible, puisque je vous ai dit, au contraire, que c'était elle qui m'avait abandonné; la pensée que je n'étais pas riche a refroidi ou plutôt a éteint sa flamme en un moment.

—    Vous formez de curieux projets, monsieur Rochester; je crains que vos principes ne soient quelquefois bizarres.

—    Jamais personne ne leur a donné une bonne direction, Jane et ils ont bien pu s'égarer souvent.

—    Eh bien ! sérieusement, dites-moi si je puis accepter le grand bonheur que vous me proposez, sans crainte de voir une autre souffrir les douleurs amères que j'endurais il y a quelque temps.

—    Oui, vous le pouvez, ma chère et bonne enfant; personne au monde n'a pour moi un amour pur comme le vôtre; la croyance à votre affection, Jane, est un baume bien doux pour mon âme. »

Je pressai mes lèvres contre la main qu'il avait laissée sur mon épaule. Je l'aimais beaucoup, plus que je ne voulais me l'avouer, plus que ne peuvent l'exprimer des mots.

« Demandez-moi encore quelque chose, me dit-il; c'est mon bonheur d'être prié et de céder.

—    J'avais une autre pétition toute prête. Communiquez vos intentions à Mme Fairfax, monsieur, dis-je; elle m'a vue hier soir dans la grande salle avec vous, et elle a été étonnée; donnez-lui quelques explications avant que je la revoie : cela me fait de la peine d'être mal jugée par une femme aussi excellente.

—    Montez dans votre chambre, et mettez votre chapeau, me répondit-il; je voudrais vous emmener ce matin à Millcote. Pendant que vous vous habillerez, je vais éclairer l'intelligence de la vieille dame. Vous croit-elle perdue, parce que vous m'avez donné votre amour ?

—    Elle pense que j'ai oublié ma place, et vous la vôtre, monsieur.

—    Votre place est dans mon cœur; et malheur à ceux qui voudraient vous insulter, maintenant ou plus tard ! Allez-vous habiller. »

Ce fut bientôt fait, et lorsque j'entendis Mr Rochester quitter la chambre de Mme Fairfax, je me hâtai de descendre. La vieille dame était à lire sa Bible comme tous les matins; elle avait posé ses lunettes sur le livre; pour le moment, elle semblait avoir oublié l'occupation suspendue par l'entrée de Mr Rochester; ses yeux, fixés sur la muraille, indiquaient la surprise d'un esprit tranquille qui vient d'apprendre une nouvelle extraordinaire. En me voyant, elle se leva, fit un effort pour sourire, et murmura quelques mots de félicitation; mais le sourire expira sur ses lèvres et la phrase fut laissée inachevée; elle mit ses lunettes, ferma sa Bible, et éloigna sa chaise de la table.

« Je suis si étonnée, mademoiselle Eyre, dit-elle, que je ne sais ce que je dois vous dire. Certainement je n'ai pas rêvé… Quelquefois, lorsque je suis assise seule, je m'endors et je me figure des choses qui ne sont jamais arrivées; bien souvent j'ai cru voir mon mari, qui est mort il y a quinze ans, s'asseoir à côté de moi, et je l'ai même entendu m'appeler Alice, comme il avait coutume de le faire. Pouvez-vous me dire si Mr Rochester vous a vraiment demandé de l'épouser ? Ne vous moquez pas de moi; mais il me semble bien qu'il est entré ici, il y a cinq minutes, pour me dire que dans un mois vous seriez sa femme.

—    Il m'a dit la même chose, répondis-je.

—    Vraiment ! Et croyez-vous ce qu'il vous a dit ? Avez-vous accepté ?

—    Oui. »

Elle me regarda avec étonnement.

« Je ne l'aurais jamais cru. C'est un homme orgueilleux, tous les Rochester l'étaient; son père aimait l'argent, et lui-même a toujours passé pour économe. Il a l'intention de vous épouser ?

—    Il me l'a dit. »

Charlotte Brontë

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