Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

Elle me regarda, et je lus dans ses yeux qu'elle ne trouvait en moi aucun charme assez puissant pour résoudre l'énigme.

« Je ne comprends pas cela, continua-t-elle; mais sans doute c'est vrai, puisque vous le dites. Comment tout cela s'expliquera-t-il ? je ne le sais pas. On conseille souvent l'égalité de fortune et de position; puis il y a vingt ans de différence entre vous, il pourrait presque être votre père.

—    Non, en vérité, madame Fairfax, m'écriai-je; il n'a pas l'air de mon père le moins du monde, et ceux qui nous verront ensemble ne pourront pas le supposer un instant; Mr Rochester semble aussi jeune et est aussi jeune que certains hommes de vingt-cinq ans.

—    Et c'est vraiment par amour qu'il veut vous épouser ? » me demanda-t-elle.

Je fus si blessée par sa froideur et son scepticisme, que mes yeux se remplirent de larmes.

« Je suis fâchée de vous faire de la peine, continua la veuve; mais vous êtes si jeune et vous connaissez si peu les hommes ! je voudrais vous mettre sur vos gardes. Il y a un vieux dicton qui dit que tout ce qui brille n'est pas or, et je crains qu'il n'y ait là-dessous quelque chose que ni vous ni moi ne pouvons deviner.

—    Comment ! suis-je donc un monstre ? m'écriai-je. Est-il impossible que Mr Rochester ait une affection sincère pour moi ?

—    Non, vous êtes très bien et vous avez même gagné depuis quelque temps; je crois que Mr Rochester vous aime; j'ai toujours remarqué que vous étiez sa favorite; souvent j'ai souffert pour vous de cette préférence si marquée, et j'aurais désiré pouvoir vous mettre sur vos gardes : mais j'hésitais à placer sous vos yeux même la possibilité du mal. Je savais qu'une semblable pensée vous choquerait, vous offenserait peut-être; je vous savais profondément modeste et sensible; je pensais qu'on pouvait vous livrer à vous-même. Je ne puis pas vous dire ce que j'ai souffert la nuit dernière, lorsqu'après vous avoir cherchée dans toute la maison, je n'ai pas pu vous trouver, ni Mr Rochester non plus, et quand je vous ai vus revenir ensemble à minuit…

—    Eh bien ! peu importe cela maintenant, interrompis-je avec impatience. Il suffit que tout se soit bien passé.

—    Et j'espère que tout ira bien jusqu'à la fin, dit-elle. Mais, croyez-moi, vous ne pouvez pas prendre trop de précautions; gardez Mr Rochester à distance; défiez-vous de vous-même autant que de lui; des hommes dans sa position n'ont pas l'habitude d'épouser leurs institutrices. »

L'impatience me gagnait; heureusement Adèle entra en courant :

« Laissez-moi aller à Millcote avec vous, s'écria-t-elle; Mr Rochester ne le veut pas, et pourtant il y a bien de la place dans la voiture neuve; demandez-lui de me laisser aller, mademoiselle.

—    Certainement, Adèle. »

Et je me hâtai de sortir, heureuse d'échapper à une si rude conseillère. La voiture était prête, on l'amenait devant la maison; mon maître s'avançait vers elle, et Pilote l'accompagnait.

« Adèle peut venir avec nous, n'est-ce pas, monsieur ? demandai-je.

—    Je lui ai dit que non; je ne veux pas avoir de marmot; je désire être seul avec vous.

—    Laissez-la venir, monsieur Rochester, je vous en prie; cela vaudra mieux.

—    Non, ce serait une entrave. »

Son regard et sa voix étaient absolus : les avertissements et les doutes de Mme Fairfax m'avaient glacée; je n'avais plus aucune certitude dans mes espérances; je ne cherchais plus à exercer mon pouvoir sur Mr Rochester. J'allais obéir machinalement et sans dire un mot de plus; mais, en m'aidant à monter dans la voiture, il me regarda.

« Qu'y a-t-il donc ? me demanda-t-il; toute la joie est disparue de votre visage. Désirez-vous vraiment que la petite vienne ? et cela vous contrariera-t-il si je la laisse ici ?

—    Je préférerais qu'elle vînt, monsieur.

—    Eh bien ! allez chercher votre chapeau, et revenez aussi vite que l'éclair. » cria-t-il à Adèle.

Elle lui obéit avec promptitude.

« Après tout, qu'importe une petite contrainte d'une matinée ? dit-il; bientôt je vous demanderai vos conversations, vos pensées, et votre société pour toujours. »

Lorsque Adèle fut dans la voiture, elle se mit à m'embrasser pour m'exprimer sa reconnaissance, mais elle fut immédiatement reléguée dans un coin à côté de Mr Rochester. Elle jeta un coup d'œil de mon côté; un voisin si sombre la gênait; elle n'osait lui faire part d'aucune de ses observations, ni lui rien demander.

« Laissez-la venir près de moi, m'écriai-je; elle vous gênera peut-être, monsieur; il y a bien assez de place de ce côté. »

Il me la passa, comme il eût fait d'un petit chien.

« Je l'enverrai prochainement en pension. » me dit-il en souriant.

Adèle l'entendit et lui demanda si elle irait en pension sans mademoiselle.

« Oui, répondit-il, tout à fait sans elle, car je l'emmènerai avec moi dans la lune; là, je chercherai une caverne dans une vallée entourée de montagnes volcaniques, et elle y demeurera avec moi, avec moi seul.

—    Elle n'aura rien à manger; vous la ferez mourir de faim, fit observer Adèle.

—    J'irai ramasser de bonnes choses pour son déjeuner et son dîner; dans la lune, les plaines et les collines en sont remplies, Adèle.

—    Elle aura froid; comment fera-t-elle du feu ?

—    Dans la lune, le feu sort des montagnes; quand elle aura froid, je la porterai sur le sommet d'un volcan et je l'assoirai sur le bord du cratère.

—    Oh ! qu'elle y sera mal et peu confortablement ! Ses vêtements s'useront; comment lui en donnerez-vous de nouveaux ? »

Mr Rochester fit semblant d'être embarrassé.

« Hem ! dit-il, que feriez-vous, Adèle ? Creusez-vous la tête pour trouver un expédient. Que pensez-vous d'un nuage bleu ou rose pour une robe, et ne ferait-on pas une bien jolie écharpe avec un morceau d'arc-en-ciel ?

—    Elle est bien mieux ici, déclara Adèle après avoir réfléchi; d'ailleurs, elle se fatiguerait de vivre toute seule avec vous dans la lune. À la place de mademoiselle, je ne consentirais jamais à aller avec vous.

—    Elle y a consenti; elle me l'a promis.

—    Mais vous ne pourrez pas l'emmener là-haut, il n'y a pas de chemin pour aller dans la lune; il n'y a que l'air, et ni elle ni vous ne savez voler.

—    Adèle, regardez ce champ. »

Nous avions dépassé les postes de Thornfield et nous roulions légèrement sur la belle route de Millcote; la poussière avait été abattue par l'orage; les baies vives et les grands arbres, rafraîchis par la pluie, verdissaient de chaque côté.

« Il y a à peu près quinze jours, Adèle, dit Mr Rochester, je me promenais dans ce champ, le soir du jour où vous m'aviez aidé à faire du foin dans les prairies du verger. Comme j'étais fatigué d'avoir ramassé de l'herbe, je m'assis sur les marches que vous voyez là; je pris un crayon et un petit cahier, puis je me mis à écrire un malheur qui m'était arrivé il y a longtemps, et à désirer des jours meilleurs. J'écrivais rapidement, malgré l'obscurité croissante, quand je vis quelque chose s'avancer dans le sentier et s'arrêter à deux mètres de moi. Je levai les yeux, et j'aperçus une petite créature, portant sur la tête un voile fait avec les fils de la vierge. Je lui fis signe d'approcher; elle fut bientôt tout près de moi; je ne lui parlai pas, et elle ne me parla pas, mais elle lut dans mes yeux, et moi dans les siens. Voici le résultat de notre entretien muet.

« C'était une fée venue du pays des Elfes, et son voyage avait pour but de me rendre heureux; je devais quitter le monde et me retirer avec elle dans un lieu solitaire, comme la lune, par exemple, et avec sa tête elle m'indiquait le croissant argenté qui se levait au-dessus des montagnes; elle m'apprit que là-haut il y avait des cavernes d'albâtre et des vallées d'argent où nous pourrions demeurer. Je lui dis que j'aimerais bien à y aller, mais je lui fis remarquer que je n'avais pas d'ailes pour voler. « Oh ! répondit la fée, peu importe; voilà un talisman qui lèvera toutes les difficultés. » Et elle me montra un bel anneau d'or. « Mettez-le, me dit-elle, sur le quatrième doigt de votre main gauche, et je serai à vous et vous serez à moi; nous quitterons la terre ensemble, et nous ferons notre ciel là-haut. » Et elle indiqua de nouveau la lune. Adèle, l'anneau est dans ma poche, déguisé en une pièce d'or; mais bientôt je lui rendrai sa véritable forme.

—    Mais qu'est-ce que mademoiselle a à faire avec cette histoire ? Peu m'importe la fée; vous m'avez dit que vous vouliez emmener mademoiselle dans la lune.

—    Mademoiselle est une fée, ajouta-t-il mystérieusement.

Je dis alors à Adèle de ne point s'inquiéter de ces plaisanteries. Elle, de son côté, fit provision d'esprit et déclara avec son scepticisme français que Mr Rochester était un vrai menteur, qu'elle ne faisait aucune attention à ses contes de fées; que, du reste, il n'y avait pas de fées, et que, quand même il y en aurait, elles ne lui apparaîtraient certainement pas pour lui donner un anneau et lui offrir d'aller vivre dans la lune.

L'heure qu'on passa à Millcote fut un peu ennuyeuse pour moi. Mr Rochester me força à aller dans un magasin de soieries, et voulut me faire choisir une demi-douzaine de robes; je n'en avais nullement envie, et lui demandai de remettre tout cela à plus tard : mais non, il fallut bien obéir. Tout ce que purent faire mes supplications fut de réduire à deux robes seulement les six que voulait me donner Mr Rochester; mais il jura que ces deux-là seraient choisies par lui. Je vis avec anxiété ses yeux se promener sur les étoffes claires; enfin il se décida pour une soie d'une riche couleur d'améthyste et pour un satin rose. Je recommençai à lui parler tout bas et je lui dis qu'autant vaudrait m'acheter une robe d'or et un chapeau d'argent; que certainement je ne porterais jamais les étoffes qu'il avait choisies. Après bien des difficultés, car il était inflexible comme la pierre, il se décida à prendre une robe de satin noir et une autre de soie gris perle : « Cela ira pour maintenant. » dit-il; mais il ajouta qu'un jour à venir, il voulait me voir briller comme un parterre.

Charlotte Brontë

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