Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Je me sentis soulagée quand nous fûmes sortis du magasin de soieries et de la boutique du bijoutier. Plus Mr Rochester me donnait, plus mes joues devenaient brûlantes et plus j'étais saisie d'ennui et de dégoût. Lorsque, fiévreuse et fatiguée, je m'assis de nouveau dans la voiture, je me rappelai que les derniers événements tristes et joyeux m'avaient complètement fait oublier la lettre de mon oncle John Eyre à Mme Reed, ainsi que son intention de m'adopter et de me léguer ses biens. « Ce serait un soulagement pour moi d'avoir quelque chose qui m'appartînt, me disais-je; je ne puis pas supporter d'être habillée comme une poupée par Mr Rochester, ou, seconde Danaé, de voir tomber tous les jours autour de moi une pluie d'or. Dès que je serai rentrée, j'écrirai à Madère, à mon oncle John, et je lui dirai avec qui je vais me marier; si je savais qu'un jour je pourrais augmenter la fortune de Mr Rochester, je supporterais plus facilement les dépenses qu'il fait maintenant pour moi. » Un peu soulagée par ce projet, que je mis à exécution le jour même, je me hasardai encore une fois à rencontrer le regard de mon maître qui me cherchait toujours, bien que je détournasse sans cesse les yeux de son visage; il sourit, et il me sembla que ce sourire était celui qu'un sultan accorderait dans un jour d'amour et de bonheur à une esclave enrichie par son or et ses bijoux. Je repoussai sa main qui cherchait toujours la mienne, et je la retirai toute rouge de ses étreintes passionnées.

« Vous n'avez pas besoin de me regarder ainsi, dis-je, et si vous continuez, je ne porterai plus jusqu'au dernier moment que ma vieille robe de Lowood, et je me marierai avec cette robe de guingan lilas; vous pourrez vous faire un habit de noce avec la soie gris perle et une collection de gilets avec le satin noir. »

Il me caressa et frotta ses mains.

« Oh ! quel bonheur de la voir et de l'entendre ! s'écria-t-il; comme elle est originale et piquante ! je ne changerais pas cette petite Anglaise contre tout le sérail du Grand Turc, contre les yeux de gazelles et les tailles de houris. »

Cette allusion orientale me déplut.

« Je ne veux pas du tout remplacer un sérail pour vous, dis-je; si ces choses-là vous plaisent, monsieur, allez sans retard dans les bazars de Stamboul et dépensez en esclaves un peu de cet argent que vous ne savez comment employer ici.

—    Et que ferez-vous, Jane, pendant que j'achèterai toutes ces livres de chair et toute cette collection d'yeux noirs ?

—    Je me préparerai à partir comme missionnaire pour prêcher la liberté aux esclaves, ceux de votre harem y compris; je m'y introduirai et j'exciterai la révolte; et vous, pacha, en un instant vous serez enchaîné, et je ne briserai vos liens que lorsque vous aurez signé la charte la plus libérale qui ait jamais été imposée à un despote.

—    Je consentirai bien à être à votre merci, Jane.

—    Oh ! je serais sans miséricorde, monsieur Rochester, surtout si vos yeux avaient la même expression que maintenant; en voyant votre regard, je serais certaine que vous ne signez la charte que parce que vous y êtes forcé, et que votre premier acte serait de la violer.

—    Eh bien, Jane, que voudriez-vous donc ? Je crains qu'outre le mariage à l'autel, vous ne me forciez à accepter toutes les cérémonies d'un mariage du monde. Je vois que vous ferez vos conditions : quelles seront-elles ?

—    Je ne vous demande qu'un esprit facile, monsieur, et qui sache se dégager des obligations du monde. Vous rappelez-vous ce que vous m'avez dit de Céline Varens, des diamants et des cachemires que vous lui avez donnés ? Je ne veux pas être une autre Céline Varens; je continuerai à être la gouvernante d'Adèle; je gagnerai ainsi ma nourriture, mon logement et trente livres par an; je subviendrai moi-même aux dépenses de ma toilette, et vous ne me donnerez rien, si ce n'est…

—    Si ce n'est quoi ?

—    Votre affection; et si je vous donne la mienne en retour, nous serons quittes.

—    Eh bien, dit-il, vous n'avez pas votre égale en froide impudence et en orgueil sauvage ! Mais voilà que nous approchons de Thornfield. Vous plaira-t-il de dîner avec moi ? me demanda-t-il, lorsque nous franchîmes les portes du parc.

—    Non, monsieur, je vous remercie.

—    Et pourrai-je connaître la raison de votre refus ?

—    Je n'ai jamais dîné avec vous, monsieur, et je ne vois aucune raison pour le faire jusqu'à…

—    Jusqu'à quand ? vous aimez les moitiés de phrase.

—    Jusqu'à ce que je ne puisse pas faire autrement.

—    Croyez-vous que je mange en ogre ou en goule, que vous craignez de m'avoir comme compagnon de vos repas ?

—    Je n'ai jamais pensé cela, monsieur; mais je désire continuer mes anciennes habitudes pendant un mois encore.

—    Vous voulez renoncer d'un seul coup à votre esclavage.

—    Je vous demande pardon, monsieur; je continuerai comme autrefois. Je resterai loin de vous tout le jour, comme je l'ai fait jusqu'ici; vous pourrez m'envoyer chercher le soir quand vous désirerez me voir, et alors je viendrai, mais à aucun autre moment.

—    Je voudrais fumer, Jane, ou avoir une pincée de tabac pour m'aider à supporter tout cela, pour me donner une contenance, comme dirait Adèle; malheureusement je n'ai ni ma boîte à cigares ni ma tabatière. Écoutez; c'est maintenant votre tour, petit tyran, mais ce sera bientôt le mien, et quand je me serai emparé de vous, je vous attacherai (au figuré) à une chaîne comme celle-ci, dit-il en montrant la chaîne de sa montre; oui, chère enfant, je vous porterai bien près de mon cœur, de peur de perdre mon plus précieux bijou. »

Il dit cela en m'aidant à descendre de la voiture, et, pendant qu'il prenait Adèle, j'entrai dans la maison et je me hâtai de monter l'escalier.

Il me fit venir près de lui tous les soirs. Je lui avais préparé une occupation, car j'étais décidée à ne pas passer ce long tête-à-tête en conversation; je me rappelais sa belle voix et je savais qu'il aimait à chanter comme presque tous les bons chanteurs. Je ne chantais pas bien, et, ainsi qu'il l'avait lui-même déclaré, je n'étais pas bonne musicienne; mais je me plaisais beaucoup à entendre une musique bien exécutée. À peine le crépuscule, cette heure des romances, eut-il assombri son bleu et déployé sa bannière d'étoiles, que j'ouvris le piano et que je le priai pour l'amour de Dieu de me chanter quelque chose. Il me dit qu'il était capricieux et qu'il préférerait chanter une autre fois; mais je lui répondis que le moment ne pouvait être plus favorable. Il me demanda si sa voix me plaisait.

« Beaucoup, » répondis-je.

Je n'aimais pas à flatter sa vanité; mais cette fois je désirais l'exciter pour arriver plus vite à mon but.

« Alors, Jane, il faut jouer l'accompagnement.

—    Très bien, monsieur; je vais essayer.

J'essayai en effet, mais bientôt je fus chassée du tabouret et appelée petite maladroite; il me poussa de côté sans cérémonie : c'était justement ce que je désirais. Il prit ma place et s'accompagna lui-même; car il jouait aussi bien qu'il chantait. Il me relégua dans l'embrasure de la fenêtre, et, pendant que je regardais les arbres et les prairies, il chanta les paroles suivantes, sur un air suave et doux :

« L'amour le plus véritable qui ait jamais enflammé un cœur répandait par de rapides tressaillements la vie dans chacune de mes veines.

« Chaque jour, son arrivée était mon espoir, son départ ma tristesse : tout ce qui pouvait retarder ses pas glaçait le sang dans mes veines.

« Je m'étais dit qu'être aimé comme j'aimais serait pour moi un bonheur infini, et je fis d'ardents efforts pour y arriver.

« Mais l'espace qui nous séparait était aussi large, aussi dangereux à franchir et aussi difficile à frayer que les vagues écumeuses de l'Océan vert.

« Il n'était pas mieux hanté que les sentiers favoris des brigands dans les bois et les lieux solitaires; car le pouvoir et la justice, le malheur et la haine étaient entre nous.

« Je bravai le danger; je méprisai les obstacles; je défiai les mauvais présages; je passai impétueusement au-dessus de tout ce qui me fatiguait, m'avertissait et me menaçait.

« Et mon arc-en-ciel s'étendit rapide comme la lumière, il s'étendit comme dans un rêve; cet enfant de la pluie et du soleil s'éleva glorieusement devant mon regard.

« Mais ce signe solennel de la joie brille doucement sur des nuages d'une triste teinte; cependant peu m'importe pour le moment de savoir si des malheurs pesants et douloureux sont proches.

« Je n'y pense pas dans ce doux instant, et pourtant tout ce que j'ai renversé peut arriver sur des ailes fortes et agiles pour demander vengeance.

« La haine orgueilleuse peut me frapper et me faire tomber; la justice, m'opposer d'invincibles obstacles; le pouvoir oppresseur peut, d'un regard irrité, me jurer une inimitié éternelle.

« Mais avec une noble fidélité, celle que j'aime a placé sa petite main dans les miennes, et a juré que les liens sacrés du mariage nous uniraient tous deux.

« Mon amour m'a promis de vivre et de mourir avec moi; son serment a été scellé par un baiser; j'ai donc enfin le bonheur infini que j'avais rêvé : je suis aimé comme j'aime. »

Il se leva et s'avança vers moi; sa figure était brûlante, ses yeux de faucon brillaient; chacun de ses traits annonçait la tendresse et la passion. Je fus embarrassée un moment, puis je me remis; je ne voulais pas de scènes sentimentales ni d'audacieuses déclarations : j'en étais menacée; il fallait préparer une arme défensive. Lorsqu'il s'approcha de moi, je lui demandai avec aigreur qui il comptait épouser.

« C'est une étrange question dans la bouche de ma Jane chérie. » me dit-il.

Je déclarai que je la trouvais très naturelle et même très nécessaire. Il avait dit que sa femme mourrait avec lui : qu'est-ce que cela signifiait ? je n'avais nullement l'intention de mourir avec lui, il pouvait bien y compter.

Il me répondit que tout ce qu'il désirait, tout ce qu'il demandait, c'était de me voir vivre près de lui, que la mort n'était pas faite pour moi.

« Si, en vérité, repris-je : j'ai tout aussi bien le droit de mourir que vous, lorsque mon temps sera venu; mais j'attendrai le moment et je ne le devancerai pas. »

Il me demanda si je voulais lui pardonner sa pensée égoïste, et sceller mon pardon d'un baiser.

Je le priai de m'excuser; car je n'avais nulle envie de l'embrasser.

Alors il s'écria que j'étais une petite créature bien dure; et il ajouta que toute autre femme aurait fondu en larmes, en entendant de semblables strophes à sa louange.

Je lui déclarai que j'étais naturellement dure et inflexible, qu'il aurait de nombreuses occasions de le voir, et que, du reste, j'étais décidée à lui montrer bien des côtés bizarres de ma nature, pendant les quatre semaines qui allaient venir, afin qu'il sût à quoi il s'engageait, alors qu'il était encore temps de se rétracter.

Il me demanda de rester tranquille et de parler raisonnablement.

Je lui répondis que je voulais bien rester tranquille, mais que je me flattais de parler raisonnablement.

Il s'agita sur sa chaise et laissa échapper des mouvements d'impatience. « Très bien, pensai-je; vous pouvez vous remuer et vous mettre en colère, si cela vous plaît; mais je suis persuadée que c'est là la meilleure conduite à tenir avec vous. Je vous aime plus que je ne puis le dire; mais je ne veux pas tomber dans une exagération de sentiment; je veux, par l'aigreur de mes réponses, vous éloigner du précipice, et maintenir entre vous et moi une distance qui sera favorable à tous deux. »

Peu à peu il arriva à une grande irritation; lorsqu'il se fut retiré dans un coin obscur, tout au bout de la chambre, je me levai, et je dis de ma voix ordinaire et avec mon respect accoutumé :

« Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur ! » Puis je gagnai la porte de côté et je sortis.

Je continuai le même système pendant les quatre semaines d'épreuve, et j'eus un succès complet. Il était souvent rude et de mauvaise humeur; néanmoins je voyais bien qu'il se maintenait dans d'excellentes dispositions : la soumission d'un agneau, la sensibilité d'une tourterelle auraient mieux nourri son despotisme; mais cette conduite plaisait à son jugement, satisfaisait sa raison, et même était plus en harmonie avec ses goûts.

Devant les étrangers, j'étais comme autrefois calme et respectueuse : une conduite différente eût été déplacée; c'était seulement dans les conversations du soir que je l'irritais et l'affligeais ainsi. Il continuait à m'envoyer chercher au moment où l'horloge sonnait sept heures; mais, quand j'apparaissais, il n'avait plus sur les lèvres ces doux mots : « Mon amour, » et « Ma chérie; » les meilleures expressions qu'il eût à mon service, étaient : « Poupée provocante, fée malicieuse, esprit mobile; » les grimaces avaient pris la place des caresses. Au lieu de me donner une poignée de main, il me pinçait le bras; au lieu de m'embrasser le cou, il me tirait l'oreille : j'en étais contente; je préférais ces rudes faveurs à des avances trop tendres. Je voyais que Mme Fairfax m'approuvait; son inquiétude sur mon compte disparaissait; j'étais sûre que ma conduite était bonne. Mr Rochester déclarait qu'il en était fatigué, mais que, du reste, il se vengerait prochainement. Je riais tout bas de ses menaces : « Je puis vous forcer à être raisonnable maintenant, pensais-je, et je le pourrai bien aussi plus tard; si un moyen perd sa vertu, nous en chercherons un autre. »

Cependant ma tâche n'était pas facile; bien souvent j'aurais préféré lui plaire que de l'irriter. Il était devenu pour moi plus que tout au monde, plus que les espérances divines elles-mêmes; il était venu se placer entre moi et toute pensée religieuse, comme une éclipse entre l'homme et le soleil. La créature ne me ramenait pas au créateur, car de l'homme j'avais fait un Dieu.

Charlotte Brontë

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