Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Je sentis la vérité des paroles de Mr Rochester, et j'en conclus que si jamais je m'étais oubliée, si jamais j'avais négligé les principes appris dans mon enfance, si, poussée par la tentation, sous un prétexte quelconque et même avec toutes les excuses possibles, je m'étais décidée à succéder à ces malheureuses femmes, un jour ma mémoire exciterait chez Mr Rochester le même sentiment que la souvenir de ses maîtresses. Je ne dis rien de ma conviction, il suffisait de l'avoir; je l'enfermai dans mon cœur, afin qu'elle pût me servir au jour de l'épreuve.

« Jane, pourquoi ne dites-vous pas : Eh bien, monsieur ? car je n'ai pas fini. Vous paraissez grave, je vois bien que vous me désapprouvez encore; mais revenons à notre sujet. Au mois de janvier dernier, débarrassé de toutes mes maîtresses, l'esprit aigri et endurci par une vie errante, inutile et solitaire, désillusionné, mal disposé à l'égard des hommes et surtout des femmes (car je commençais à croire que les femmes fidèles, intelligentes et aimantes, n'existaient que dans les rêves), je revins en Angleterre, où m'appelaient des affaires.

« Je me dirigeais vers Thornfield par une froide soirée d'hiver, Thornfield, château détesté. Je ne m'attendais à y trouver ni calme ni bonheur; tout à coup j'aperçus une petite ombre tranquillement assise sur des marches dans le sentier de Hay; je passai devant elle avec autant d'indifférence que devant l'arbre qui lui faisait face : je n'avais aucun pressentiment de ce qu'elle serait pour moi; rien en moi ne m'avait averti que l'arbitre de mon existence, le génie de ma bonne ou de ma mauvaise conduite, attendait là sous un humble déguisement; je ne m'en doutai même pas lorsque, après l'accident arrivé à Mesrour, l'ombre vint vers moi et m'offrit gravement ses services. C'était une petite créature élancée et enfantine; on eût dit une linotte qui, voletant à mes pieds, m'eût proposé de me porter sur ses ailes délicates. Je fus maussade, mais elle ne voulut pas s'éloigner; elle resta près de moi avec une étrange persévérance, me regarda et me parla avec une sorte d'autorité; je devais être aidé par sa main, et je le fus en effet.

« Lorsque j'eus pressé cette épaule délicate, une sève nouvelle sembla se répandre dans mon corps. Il était heureux pour moi de savoir que cette petite elfe reviendrait, qu'elle appartenait à ma maison; sans cela je n'aurais pas pu, sans regret, la voir s'échapper et disparaître derrière les buissons. Ce soir-là, je vous écoutai revenir, Jane; vous ne vous doutiez probablement pas que je pensais à vous et que j'étudiais vos actions. Le jour suivant, je vous observai environ une demi-heure, pendant que vous amusiez Adèle. Je me rappelle que c'était un jour où la neige tombait, et que vous ne pouviez pas sortir; j'étais dans ma chambre, dont j'avais laissé la porte entrouverte : je pouvais voir et entendre. Adèle s'emparait de toute votre attention, mais je voyais bien que vos pensées étaient ailleurs; cependant vous étiez patiente avec elle, ma petite Jane; pendant longtemps vous lui avez parlé et vous l'avez amusée. Quand elle vous eut enfin quittée, vous êtes tombée dans une profonde rêverie, vous vous êtes mise à vous promener lentement le long du corridor; de temps en temps, en passant devant une fenêtre, vous regardiez la neige épaisse qui tombait, vous écoutiez les sanglots du vent, puis vous repreniez doucement votre marche et votre rêve. Je pense que vos visions n'étaient pas sombres; la douce lumière de vos yeux annonçait que vos pensées n'étaient ni tristes ni amères; votre regard révélait plutôt les beaux songes de la jeunesse, lorsque celle-ci suit, sur des ailes complaisantes, le vol de l'espérance jusqu'au ciel idéal. La voix de Mme Fairfax vous ayant réveillée, vous avez souri de vous-même d'une singulière manière; il y avait beaucoup de bon sens et de finesse dans votre sourire, Jane; il semblait dire : « Mes visions sont belles, mais il ne faut pas oublier que ce ne sont que des visions; mon cerveau a inventé un ciel rose, un Eden vert et fleuri, mais je sais bien qu'il faut me frayer ma route dans un rude sentier et lutter contre la tempête. » Alors vous êtes descendue et vous avez demandé à Mme Fairfax de vous donner quelque chose à faire, les comptes de la semaine à régler, je crois, ou quelque autre occupation de ce genre; j'étais fâché de vous perdre de vue.

« J'attendis le soir avec impatience, qu'alors au moins je pouvais vous appeler près de moi; je soupçonnais en vous un caractère tout à fait neuf pour moi, je désirais le sonder plus profondément et le connaître mieux. Vous entrâtes dans la chambre avec un air à la fois timide et indépendant; vous étiez simplement habillée, dans le même genre qu'aujourd'hui. Je vous fis parler; au bout du peu de temps, je vous trouvai remplie de contrastes étranges : vos vêtements, vos manières, se ressentaient d'une discipline sévère; votre aspect était différent et annonçait une nature raffinée, mais qui ne connaissait pas du tout le monde et qui avait peur de donner une opinion défavorable d'elle en faisant quelque solécisme ou en disant une sottise. Mais, lorsqu'on s'adressait directement à vous, vous leviez sur votre interlocuteur un œil perçant, hardi et plein d'ardeur. Il y avait dans votre regard de la puissance et de la pénétration. Quand je vous faisais quelque question positive, vous trouviez toujours une réponse facile et prompte. Bientôt vous fûtes habituée à moi; je crois, Jane, que vous sentiez une sympathie entre vous et votre maître triste et maussade, car je fus étonné de voir avec quelle rapidité un certain bien-être charmant s'empara de vous. Quelque maussade que je fusse, vous ne témoigniez ni surprise, ni crainte, ni ennui, ni déplaisir de ma morosité; vous vous contentiez de m'examiner, et de temps en temps je vous voyais sourire avec une grâce si simple et si sage que je ne puis la décrire. Ce que j'apercevais me rendait heureux et excitait ma curiosité; j'aimais ce que je voyais, et je désirais voir davantage. Pourtant, je vous tins longtemps à distance et je ne cherchai que rarement votre compagnie. J'étais intelligent dans mon épicurisme, et je désirais prolonger le plaisir des découvertes; puis je craignais, en maniant trop librement la fleur, de voir son éclat se faner, de voir disparaître le doux charme de sa fraîcheur; je ne savais pas alors que ce n'était point une floraison passagère et qu'elle devait toujours garder son brillant éclat, comme si elle eût été taillée dans un diamant indestructible. Je désirais aussi savoir si, le jour où je vous éviterais, vous me rechercheriez; mais vous ne l'avez pas fait, vous êtes restée dans la salle d'étude aussi tranquille que votre pupitre et votre chevalet; si par hasard je vous rencontrais, vous passiez devant moi, me faisant simplement un léger salut comme marque de respect. Pendant tout ce temps-là, votre expression ordinaire était pensive; vous n'étiez pas triste, car vous ne souffriez pas, mais votre cœur n'était pas léger, parce que le présent ne vous offrait nulle joie, et l'avenir bien peu d'espérances. Je me demandais ce que vous pensiez de moi ou si même vous pensiez à moi; je vous examinai pour le savoir. Quand nous causions ensemble, il y avait quelque chose d'heureux dans votre regard et de satisfait dans vos manières; je vis que vous aviez un cœur sociable; le silence de la chambre d'étude et la monotonie de votre vie vous avaient rendue triste. Je me laissai aller au plaisir d'être bon à votre égard; la bonté éveilla bientôt votre émotion, votre figure devint douée et votre voix caressante. J'aimais à entendre prononcer mon nom par vos lèvres et avec votre accent heureux et reconnaissant; j'étais content lorsque, par une circonstance quelconque, nous nous rencontrions. Il y avait dans vos manières une curieuse incertitude lorsque vous me regardiez : vos yeux exprimaient un peu de doute et un trouble léger; vous ne saviez pas où me porterait mon caprice, et vous vous demandiez si j'allais jouer le rôle d'un maître sévère ou d'un ami doux et bienveillant. Je vous aimais trop, Jane, pour me poser en maître; quand je vous tendais cordialement la main, votre jeune visage exprimait tant de lumière et de bonheur, que j'avais bien de la peine à ne pas vous presser contre mon cœur.

—    Ne me parlez plus de ces jours-là, monsieur, » interrompis-je en essuyant furtivement une larme.

Ses paroles me torturaient, car je savais ce qu'il me restait à faire, et prochainement. Tous ces souvenirs et toutes ces révélations de ce qu'éprouvait Mr Rochester rendaient ma tâche plus difficile.

« Vous avez raison, Jane, reprit-il; pourquoi s'arrêter sur le passé, quand le présent est plus sûr et l'avenir plus beau ? »

Je frissonnai en entendant cette orgueilleuse assertion.

« Vous comprenez bien la situation, n'est-ce pas ? continua-t-il. Après une jeunesse et une virilité passées soit dans une inexprimable souffrance, soit dans une douloureuse solitude, j'ai enfin trouvé ce que je puis aimer sincèrement; je vous ai trouvée. Vous sympathisez avec moi, vous êtes la meilleure partie de moi-même, mon bon ange. Je suis lié à vous par un fort attachement; je vous crois bonne, généreuse et aimante; j'ai conçu dans mon cœur une passion fervente et solennelle; elle me conduit à vous, vous attire à moi, enlace votre existence à la mienne : flamme pure et puissante, elle fait un seul être de nous deux.

« C'est parce que je sentais et que je savais cela que j'ai résolu de vous épouser : me dire que j'ai déjà une femme, c'est une raillerie inutile; vous savez maintenant que je n'ai qu'un affreux démon. J'ai eu tort de chercher à vous tromper; mais je craignais votre entêtement et les préjugés qu'on vous avait donnés dans votre enfance. Je voulais vous bien posséder avant de me hasarder à une confidence : c'était lâche à moi; j'aurais dû tant d'abord en appeler à votre noblesse, à votre générosité, comme je le fais maintenant; vous raconter ma vie d'agonie, vous dire que j'avais faim et soif d'une existence plus noble et plus élevée, vous montrer non pas ma résolution (ce mot est trop faible), mais mon penchant irrésistible à aimer bien et fidèlement, puisque j'étais aimé fidèlement et bien. Alors je vous aurais demandé d'accepter ma promesse de fidélité et de me donner la vôtre; Jane, faites-le maintenant. »

Il y eut un moment de silence.

« Pourquoi vous taisez-vous, Jane ? » me demanda-t-il.

Je subissais une rude épreuve; une main de fer pesait sur moi. Moment terrible, plein de luttes, d'horreur et de souffrance ! Aucun être humain ne pouvait désirer d'être aimé plus que je ne l'étais; celui qui m'aimait ainsi, je l'adorais, et il fallait renoncer à cette idole; mon douloureux devoir était enfermé tout entier dans ce seul mot : se séparer !

« Jane, reprit Mr Rochester, vous comprenez ce que je vous demande; dites-moi seulement : Je serai à vous ! »

—    Monsieur Rochester, je ne serai pas à vous. »

Il y eut encore un long silence.

« Jane, reprit-il avec une douceur qui me brisa et me rendit froide comme la pierre, car sous cette voix tranquille je sentais les palpitations du lion; Jane, avez-vous l'intention de me laisser prendre une route et de choisir l'autre ?

—    Oui, monsieur.

—    Jane, reprit-il en se penchant vers moi et en m'embrassant, le voulez-vous encore ?

—    Oui, monsieur.

—    Et maintenant ? continua-t-il en baisant doucement mon front et mes joues.

—    Oui, monsieur ! m'écriai-je en me dégageant rapidement de son étreinte.

—    Oh ! Jane, c'est cruel ! c'est mal ! Ce ne serait pas mal de m'aimer.

—    Ce serait mal, monsieur, de vous obéir. »

Charlotte Brontë - traduction: Mme Lesbazeilles Souvestre

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

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