Jane Eyre

Page: .59./.95.

Charlotte Brontë

Jane Eyre

Je secouai la tête; il me fallut un certain courage pour risquer même cette négation muette, lorsque je voyais Mr Rochester si excité. Il se promenait rapidement dans la chambre, et, en m'entendant, il s'arrêta, comme s'il eût tout à coup pris racine, il me regarda longtemps, et durement. Je détournai mes yeux de son visage; je les fixai sur le feu, et je m'efforçai de feindre le calme.

« Vu la nature remuante de Jane, dit-il enfin, avec plus de tranquillité que je n'avais lieu d'en attendre d'après son regard, l'écheveau de soie s'est assez bien dévidé jusqu'ici; mais je savais bien qu'il arriverait un nœud et que la soie se brouillerait; le voilà venu; maintenant il faudra passer par toutes sortes de vexations, d'impatiences et d'ennuis. Par le ciel ! j'ai besoin d'exercer un peu ma force de Samson, et ma main brisera l'obstacle aussi facilement qu'un fil délié. »

Il recommença à se promener; mais bientôt il s'arrêta de nouveau devant moi.

« Jane, me dit-il, voulez-vous entendre raison ? » Puis, approchant ses lèvres de mon oreille, il ajouta : « Parce que, si vous ne le voulez pas, j'emploierai la violence. »

Sa voix était dure, son regard celui d'un homme qui se prépare à une tentative imprudente, et va se lancer tête baissée, dans une licence effrénée. Je vis bien qu'il suffisait d'un moment, d'un nouvel accès de rage pour que je ne fusse plus maîtresse de lui; je n'avais pour le dominer que l'instant présent; un mouvement de répulsion, la fuite ou la peur, auraient décidé de mon sort et du sien; mais je n'étais pas effrayée le moins du monde; je sentais une force intérieure; je comprenais que j'aurais de l'influence sur lui, et cette pensée me soutenait. La crise était dangereuse, mais elle avait son charme; j'éprouvais une sensation semblable à celle qui doit remplir le cœur de l'Indien au moment où il lance son canot sur le rapide d'un fleuve. Je m'emparai des mains crispées de Mr Rochester; je desserrai ses doigts, et je lui dis doucement :

« Asseyez-vous; je parlerai aussi longtemps que vous voudrez, et j'écouterai tout ce que vous aurez à me dire, que ce soit raisonnable ou non. »

Il s'assit, mais resta muet. Depuis quelque temps je luttais contre les larmes, j'avais fait de grands efforts pour les retenir, parce que je savais que Mr Rochester n'aimerait pas à me voir pleurer; mais je pensais que maintenant je pouvais les laisser couler aussi longtemps et aussi librement que je le désirais; si cela l'ennuyait, eh bien, tant mieux. Je donnai donc un libre cours à mes larmes, et je me mis à pleurer du fond du cœur.

Bientôt il me supplia ardemment de me calmer; je lui répondis que je ne le pouvais pas, tant que je le voyais irrité.

« Mais je ne suis pas fâché, Jane, me dit-il; seulement je vous aime trop, et tout à l'heure votre petite figure avait une expression si froide et si résolue, que je n'ai pas pu la supporter. Taisez-vous maintenant, et essuyez vos yeux. »

Sa voix radoucie me prouva qu'il était calmé, et moi, à mon tour, je redevins plus tranquille. Il fit un effort pour appuyer sa tête sur mon épaule, mais je ne le voulus pas. Il essaya de m'attirer à lui; je m'y refusai également.

« Jane, Jane, me dit-il avec un accent de tristesse si profonde que tous mes nerfs tressaillirent, vous ne m'aimez donc pas ? Vous n'étiez tentée que par ma position; tout ce que vous désiriez, c'était d'être appelée ma femme; et maintenant que vous me croyez incapable de devenir votre mari, vous me fuyez comme si j'étais un reptile immonde ou un monstre malfaisant. »

Ces mots me firent mal; mais que dire, que faire ? J'aurais probablement dû ne rien dire et ne rien faire; mais j'étais tellement repentante de l'avoir ainsi attristé, que je ne pus pas m'empêcher de désirer répandre quelques gouttes de baume sur la blessure que je venais de faire.

« Je vous aime, m'écriai-je, et plus que jamais; mais je ne dois ni montrer ni nourrir ce sentiment, et je l'exprime ici pour la dernière fois.

—    La dernière fois, Jane ? Comment ! croyez-vous que vous pourrez vivre avec moi, me voir tous les jours, et, tout en continuant à m'aimer, rester sans cesse froide à mon égard ?

—    Non, monsieur; je suis sûre que je ne le pourrai pas; aussi, je ne vois qu'une chose possible; mais vous allez vous irriter si je vous dis ce que c'est.

—    Oh ! dites toujours; si je me mets en colère, vous avez la ressource des larmes.

—    Monsieur Rochester, il faut que je vous quitte.

—    Pour combien de temps ? Jane, pour quelques minutes ? afin de lisser vos cheveux qui sont un peu en désordre et de baigner votre visage qui est fiévreux ?

—    Il faut que je quitte Adèle et Thornfield, que je me sépare de vous pour toujours, que je commence une existence nouvelle au milieu de visages étrangers et de scènes inconnues.

—    Certainement, et je vous l'ai déjà dit. Je passe sous silence votre folle idée de vous séparer de moi; non, vous allez, au contraire, devenir une partie de moi-même. Quant à la nouvelle existence dont vous parlez, vous avez raison; oui, vous serez ma femme, je ne suis pas marié; vous serez Mme Rochester, de fait et de nom. Je vous serai fidèle tant que je vivrai; je vous emmènerai dans une de mes propriétés, au sud de la France; une villa aux blanches murailles, bâtie sur les bords de la Méditerranée; là, votre vie sera heureuse, abritée et innocente. Ne craignez pas que je vous trompe jamais et que je fasse de vous ma maîtresse. Pourquoi secouez-vous la tête, Jane ? Soyez raisonnable, vous allez encore me rendre fou. »

Sa voix et ses mains tremblèrent; ses larges narines se dilatèrent, ses yeux devinrent ardents, et pourtant j'osai parler.

« Monsieur, dis-je, votre femme existe; vous-même l'avez déclaré ce matin; si je vivais avec vous comme vous le désirez, je serais votre maîtresse; le nier serait un sophisme, un mensonge.

—    Jane, vous oubliez que je ne suis pas un homme doux; je ne suis ni patient, ni froid, ni à l'abri de la passion; par pitié pour moi et pour vous, mettez votre doigt sur mon pouls, écoutez-en les battements et prenez garde. »

Il dégagea son poignet et me le tendit; ses joues et ses lèvres, que le sang avait abandonnées, devinrent livides. J'étais dans une grande agitation; je trouvais cruel de le torturer ainsi par une résistance qui lui était insupportable. Céder était impossible. Je fis ce que font instinctivement toutes les créatures humaines lorsqu'elles se trouvent dans un grand danger; je demandai du secours à un être plus grand que l'homme, et les mots : « Mon Dieu, aidez-moi ! » s'échappèrent involontairement de mes lèvres.

« Je suis un fou, s'écria tout à coup Mr Rochester, de lui dire ainsi que je ne suis pas marié, sans lui expliquer pourquoi; j'oublie qu'elle ne connaît rien du caractère de cette femme et des circonstances qui ont décidé notre union infernale; oh ! je suis sûr que Jane sera de mon opinion lorsqu'elle saura tout ce que je sais. Mettez votre main dans la mienne, Jane, afin que je sois certain, par la vue et le toucher, que vous êtes près de moi; je veux vous exposer ma situation en quelques mots; pouvez-vous m'écouter ?

—    Oui, monsieur; pendant des heures, si vous voulez.

—    Je ne vous demande que quelques minutes Jane, avez-vous jamais entendu dire que je n'étais pas l'aîné de ma famille, que j'avais un frère plus âgé que moi ?

—    Oui, monsieur; Mme Fairfax me l'a dit.

—    Avez-vous entendu dire que mon frère était avare ?

—    Oui, monsieur.

—    Eh bien ! Jane, mon père ne voulait pas partager ses biens; il ne pouvait pas se faire à l'idée de diviser ses propriétés et de m'en donner une portion. Il avait décidé qu'elles appartiendraient en entier à mon frère; et cependant il ne pouvait pas supporter la pensée que son fils serait pauvre; il voulut m'enrichir par un mariage, et il se mit à me chercher une compagne. Mr Mason, planteur et commerçant dans les Indes, était une de ses anciennes connaissances. Mon père savait que la fortune de Mr Mason était véritablement grande; il prit des informations et apprit que son ancien ami avait un fils et une fille, et qu'il donnerait à cette dernière une dot de trente mille livres sterling; c'était suffisant. Lorsque je sortis du collège, on m'envoya à la Jamaïque épouser cette fiancée qu'on avait retenue pour moi. Mon père ne me parla pas de la fortune; mais il me dit que Mlle Mason était l'orgueil de la ville espagnole, à cause de sa beauté : c'était vrai. Elle était belle comme Blanche Ingram; grande, brune et majestueuse. Elle et sa famille me désiraient à cause de ma naissance; on me montra ma fiancée au bal et splendidement vêtue; je la vis rarement seule, et j'eus très peu de conversations intimes. Elle me flattait et déployait pour moi ses charmes et ses talents. Tous les hommes semblaient l'admirer et m'envier; je fus ébloui; mes sens furent excités; comme j'étais ignorant et inexpérimenté, je crus que je l'aimais. Les stupides rivalités de la société, les fiévreux désirs et l'aveuglement des jeunes gens, entraînent un homme dans les plus grandes folies; les parents de Berthe m'encourageaient; ses poursuivants piquaient mon amour-propre; elle-même m'attirait, et ainsi le mariage fut conclu avant que j'eusse encore eu le temps de me reconnaître. Oui je ne peux plus me respecter quand je pense à cet acte; un mépris qui me torture s'empare de moi. Je ne l'ai jamais ni aimée, ni estimée, ni connue, je n'étais pas sûr qu'elle eût une seule vertu; je n'avais remarqué ni modestie, ni bienveillance, ni candeur, ni délicatesse dans son esprit et ses manières : et je l'ai épousée, tant j'étais imbécile, aveugle, vil et grossier; j'aurais été moins coupable si… mais rappelons-nous à qui nous parlons.

« Je n'avais jamais vu la mère de ma fiancée, je la croyais morte. La lune de miel passée, j'appris mon erreur; elle n'était que folle et enfermée dans une maison de santé. Il y avait aussi un jeune frère, un idiot. L'aîné, que vous avez vu (et que je ne puis pas haïr, bien que je déteste toute sa famille, parce que cet esprit faible a montré, par son continuel intérêt pour sa malheureuse sœur, qu'il y avait en lui quelque peu d'affection, et parce qu'autrefois il a eu pour moi un attachement de chien), aura probablement, un jour à venir, le même sort que les autres; mon père et mon frère savaient tout cela; mais ils ne pensèrent qu'aux trente mille livres, et se joignirent au complot tramé contre moi.

« C'étaient d'odieuses découvertes : j'étais mécontent de voir qu'on m'avait traîtreusement caché ce secret; mais, sans la part que ma femme y avait prise, je n'aurais jamais songé à lui faire un reproche du malheur de sa famille, même lorsque je m'aperçus que sa nature était différente de la mienne et que ses goûts ne pouvaient me convenir. Son esprit était commun, bas, étroit, et incapable de comprendre rien de noble et d'élevé. Quand je vis que je ne pouvais pas passer agréablement avec elle une seule soirée, ni même une seule heure, que toute conversation était impossible, parce que, quel que fût le sujet que je choisissais, je recevais immédiatement une réponse dure, grossière, perverse ou stupide; lorsque je m'aperçus que je ne pouvais même pas avoir une maison tranquille et bien installée, parce qu'aucun domestique ne pouvait supporter ses accès de violence, son mauvais caractère, ses ordres absurdes, tyranniques et contradictoires; eh bien, même alors, je me contins; j'évitai les reproches; j'essayai de dévorer en secret mon dépit, et mon dégoût; je réprimai ma profonde antipathie.

« Jane, je ne veux pas vous troubler par d'horribles détails, quelques mots suffiront pour ce que j'ai à dire. J'ai vécu quatre ans avec cette femme que vous avez vue là-haut, et je vous assure qu'elle m'a bien éprouvé. Ses instincts se développaient avec une rapidité effrayante, ses vices grandissaient à chaque instant; ils étaient si forts, que la cruauté seule pouvait les dominer, et je ne voulais pas être cruel. Quelle intelligence de pygmée, quelles gigantesques tendances au mal, et combien ces tendances me furent funestes ! Berthe Mason, digne fille d'une mère infâme, me traîna à travers toutes les agonies dégradantes et hideuses qui attendent un homme lié à une femme sans tempérance ni chasteté.

Charlotte Brontë

Jane Eyre - Biographie

Page: .59./.95.