Paul Féval

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Paul Féval

La Fée des grèves

Aubry et le petit Jeannin, arrivés, en effet, les premiers au monastère, attendaient avec anxiété. Ils espéraient que Reine et Simonnette étaient avec le gros de la troupe.

Hélas ! le pauvre Bruno avait l’oreille basse.

Il était rentré au bercail et s’était mis à la disposition du frère pénitencier. Ils avaient causé tous deux discipline et bien sérieusement.

Frère Bruno avait le bras gauche cassé, ce qui retardait l’exécution.

—    Mon frère Eustache, disait-il au pénitencier, cela me rappelle l’histoire de Jacob Malteste du bourg de Cesson, auprès de Rennes. Il était bien malade quand il fut condamné à la peine de la hart. On lui fit prendre de bons remèdes, on le guérit, et puis on le pendit.

Heureusement pour Bruno que l’influence du duc de Bretagne était fort mince au monastère en ce moment, et que le secours apporté à monsieur Hue de Maurever lui fut compté comme œuvre pie.

Ce fut lui qui aperçut le premier monsieur Hue gravissant la rampe.

Il courut avertir Aubry qui s’élança au-devant du vieillard.

—    Reine ! prononcèrent tous deux, en même temps, monsieur Hue et Aubry.

—    Elle n’est pas au monastère ? demanda le vieux chevalier.

—    Vous ne la ramenez pas ? demanda Aubry à son tour. Ce fut un moment d’angoisse cruelle. Jeannin, l’heureux petit Jeannin, avait Simonnette dans ses bras. Mais quand il entendit que mademoiselle Reine était perdue, il s’arracha des bras de Simonnette.

—    Je vais rentrer en grève, dit-il; la mer monte, il faut se hâter ! Maurever et Aubry avaient du froid dans les veines.

Ce mot : “la mer monte” les frappait au cœur. Aubry serra la main de Jeannin, et lui dit :

—    Viens avec moi ! Mais, au lieu de descendre à la grève, il gravit précipitamment la rampe et s’élança dans l’escalier de la salle des gardes. Jeannin et Bruno le suivaient.

De la salle des gardes à la plate-forme, il y a bien des marches. Aubry fut sur la plate-forme en quelques secondes. Jeannin ne l’avait pas quitté d’une semelle, mais le frère Bruno soufflait encore dans les escaliers.

—    Ouf ! disait-il; ou… ouf ! cela me rappelle l’histoire de Jean Miolaine, le maître gantier, qui paria de monter au beffroi de Coutances pendant que Perrin Langérier, son compère, boirait une double pinte de vin d’Anjou… ou-ou-ouf !

Quand il arriva sur la plate-forme, Aubry et Jeannin dévoraient déjà l’espace du regard.

Le brouillard s’était levé. L’œil planait sur l’immensité des sables. Au nord-ouest, on voyait la ligne bleue de la mer qui montait. Sur la grève, rien.

Rien, sinon un point sombre et perceptible à peine qui se montrait de l’autre côté du Couesnon, à la hauteur du bourg de Saint-Georges.

Aubry le désigna du doigt à Jeannin.

—    C’est trop loin, dit le petit coquetier; on ne peut pas savoir… Puis il ajouta :

—    Dans dix minutes, la mer couvrira ce point noir. Aubry avait au front des gouttes de sueur glacée.

—    Messer Jean Connault, le prieur des moines, qui est un savant physicien, murmura le frère Bruno, a ici près, dans le clocher, un tube de bois garni de verres. J’ai mis mon œil une fois dans ce tube, et j’ai vu, — n’est-ce point magie ? — j’ai vu les femmes de Cancale avec leurs coiffes et leurs gorgerettes plissées, comme si Cancale se fût avancé vers moi tout à coup, jusqu’au pied du mur à travers la mer.

—    Ce bonhomme rêve ! s’écria Aubry qui frappa du pied. Bruno s’élança vers le clocher et redescendit l’instant d’après avec une sorte de bâton creux, formé d’anneaux cylindriques qui s’emboîtaient les uns dans les autres.

Aubry mit son œil au hasard à l’une des extrémités.

Il vit distinctement les vaches qui passaient sur le Mont-Dol, à quatre lieues de là.

Un cri de stupéfaction s’étouffa dans sa poitrine.

Le tube fut dirigé vers le point sombre qui tranchait sur le sable étincelant. Cette fois, Aubry laissa tomber le tube et saisit sa poitrine à deux mains.

—    Reine ! Reine ! dit-il; Julien et Méloir !!! Au risque de se briser le crâne, il se précipita à corps perdu dans l’escalier de la plate-forme. Ceux qui le virent passer dans le réfectoire et traverser la salle des gardes en courant, le prirent pour un fou. Le cheval du sire de Ligneville était attaché au bas de la rampe. Aubry sauta en selle sans dire une parole et piqua des deux. Bientôt, on put le voir galoper à fond de train sur la grève. Il tenait à la main la lance de Ligneville. Devant lui, un grand lévrier noir bondissait. Ils allaient, ils allaient. — C’était un tourbillon ! Jeannin avait dit :

—    Dans dix minutes, la mer couvrira ce point noir. Ce point noir, c’était Reine. Du sang aux éperons ! hop ! hop ! Reine — et Méloir ! Car pour Julien, Aubry avait vu, à l’aide du tube, l’épée de Méloir se plonger dans sa chair. Pauvre Julien ! Hope ! hop ! hardi, maître Loys ! Sur la plate-forme, il y avait maintenant grande foule. Grande foule autour de monsieur Hue de Maurever qui était agenouillé sur la pierre et qui levait au ciel ses mains tremblantes. On suivait du regard la course d’Aubry. Arriverait-il à temps ? Jeannin se demandait :

—    Mais pourquoi le chevalier et la demoiselle restent-ils immobiles, si près de la mer qui monte ? Il prit le tube à son tour et devint plus pâle qu’un mort.

—    Ils sont enlisés ! balbutia-t-il; le chevalier a du sable jusqu’à la ceinture, et demoiselle Reine disparaît… disparaît… La cloche du monastère tinta le glas.

Une voix tomba des galeries supérieures. Cette voix disait :

—    Il y a deux malheureux en détresse dans les tangues. Priez pour ceux qui vont mourir !

Un roman de Paul Féval

La Fée des grèves

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