Paul Féval

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Paul Féval

La Fée des grèves

C’était un étrange combat.

Aubry, à pied, avait, il faut le dire, tout l’avantage sur les hommes d’armes à cheval.

Leste et jeune, il se servait du brouillard comme d’une machine de guerre.

Il avait quitté le mamelon où la brume était trop claire, et les hommes d’armes l’avaient suivi dans un fond, sur la tangue molle, où les sabots de leurs montures enfonçaient à chaque pas.

Aubry était pour eux comme un fantôme qui paraissait à l’improviste, qui disparaissait tout à coup pour reparaître encore.

Mais l’épée d’Aubry n’était pas un fantôme d’épée; elle taillait bel et bien, Péan le savait, Corson aussi, Kerbehel de même, car ils avaient tous les trois de profondes blessures.

Le pauvre héraut Corson grommelait :

—    Le buffle de mon justaucorps est devenu de gueules !

—    L’épée haute, Corson ! lui dit Kerbehel, ou bien on pourra blasonner le lieu où nous sommes : « De sable au corps de héraut, couché, de carnation… »

—    » …Accompagné de quatre malandrins de même », acheva Corson plaintivement.

Kerbehel voulut répondre; mais Loys, qui en avait fini avec Nantois, Léopard, Varot et les autres, s’élança sur lui, la gueule rouge, et le malmena cruellement.

En même temps, Péan tombait, la gorge traversée par l’épée d’Aubry — Hardi, Loys ! maître Loys ! ils sont à nous !

—    Cet homme est le diable ! s’écria Coëtaudon qui donnait de grands coups de lance dans le vide.

—    Non pas ! c’est le chien qui est le diable ! balbutia Kerbehel, désarçonné à demi.

—    Ô mes compagnons ! pleura Corson, il n’y a pour nous ici ni profit, ni gloire ! Ce n’est pas celui-là que nous cherchons. Sus au vieux Maurever ! et laissons ce ragot qui nous donne le change.

L’avis était bon.

—    Sus ! sus ! clama Kerbehel, enchanté de ce biais.

—    Sus ! sus ! Et les éperons s’enfoncèrent dans le cuir des chevaux. En ce temps déjà, les mots prenaient, à l’occasion, des significations très subtilement détournées.

Sus ! voulait dire ici : sauve qui peut !

Mais la gloire était sauvegardée.

Maître Loys fournit encore une charge; Aubry se lança une dernière fois dans le brouillard, puis ils s’étendirent fraternellement, l’un près de l’autre, haletants, harassés, — mais vainqueurs !

Il était neuf heures du matin. Le soleil prenait de la force et pompait lentement le brouillard.

Un vent léger venait du large, annonçant le flux.

Le moment s’approchait où ce rideau immense, qui cachait les grèves allait se déchirer.

Soit qu’il s’évanouit subitement avec la prestesse d’un changement à vue, soit qu’il dût s’éclaircir peu à peu, faisant sa gaze de plus en plus transparente, découvrant les objets un à un, et luttant jusqu’à la dernière seconde contre le jour enfin victorieux.

Dans l’un et l’autre cas, les différentes troupes, dispersées sur les tangues, allaient se chercher, à coup sûr, se voir et se combattre.

Sur les rochers qui bordent le mont Saint-Michel, du côté de la Bretagne, une troupe d’hommes armés était rangée en bon ordre.

À la tête de cette troupe, se trouvait un chevalier banneret, portant à son haubert l’écusson vairé-contrevairé d’or et de sable des sires de Ligneville en Cotentin.

Son petit bataillon et lui demeuraient immobiles, comme s’ils eussent été chargés de garder le Mont contre une attaque prochaine.

Vers cette heure, Corson, Coëtaudon et les autres, qui avaient rallié une douzaine de soudards, suivaient, dans la brume éclaircie, la piste de monsieur Hue de Maurever.

Derrière la troupe cantonnée sur les rochers, l’étendard de Saint-Michel était planté en terre, au-dessous de la bannière de France.

Un coup de vent chassa la brume qui enveloppait encore la base du roc.

On vit dans les sables un vieillard entouré de quelques femmes et de quelques paysans. Presque au même instant, les hommes d’armes de Méloir sortirent de la brume refermée.

—    En avant ! dit le sire de Ligneville. La bannière de France fit flotter au soleil ses longs plis d’argent.

La troupe descendit sur la grève. Elle se mit entre les fugitifs et les hommes d’armes.

—    Que venez-vous quérir sur les domaines du Roi ? demanda monsieur de Ligneville.

—    Nous venons, par la volonté de notre seigneur le duc, répondit Corson, quérir monsieur Hue de Maurever, coupable de trahison.

—    Et portez-vous licence de franchir la frontière ?

—    De par Dieu ! monsieur de Ligneville, riposta Corson, quand notre seigneur François a sauvé votre sire des griffes de l’Anglais, il a franchi la frontière sans licence.

Ligneville fit un geste. Ses soldats se rangèrent en bataille. Hue de Maurever perça les rangs.

—    Messire, dit-il, si ces gens de Bretagne veulent s’en retourner chez eux en se contentant de ma personne et en laissant libres tous les pauvres paysans de mes anciens domaines, je suis prêt à me livrer en leurs mains.

—    Donc, pour ce, franchissez la rivière de Couesnon, messire, répliqua Ligneville; sur la terre du Roi, on ne se rend qu’au Roi.

Le sire de Ligneville demanda ensuite aux Bretons :

—    Qui est votre chef ? Kerbehel, Corson et Coëtaudon se consultèrent.

—    Notre chef est le chevalier Méloir, dirent-ils.

—    J’ai entendu parler de ce chevalier Méloir, répondit Mr de Ligneville; dites-lui, pour l’honneur de la chevalerie, qu’il évite de passer à portée de ma lance, car monsieur l’abbé du mont Saint-Michel m’a donné l’ordre de le faire pendre.

Le rouge vint au front du vieux Maurever.

—    Par mon salut ! messire, s’écria-t-il; le duc François l’a fait chevalier. Je vous prie de me faire raison de ce qui est une insulte au duché de Bretagne tout entier.

—    Allons ! disaient en riant les soldats du monastère; voici le vieux chevalier qui va se mettre avec ses assassins contre nous.

Mais Ligneville avait pris la main de Maurever et l’avait serrée avec respect.

—    Si mes paroles vous ont causé de la colère, monsieur mon digne ami, avait-il dit, de grand cœur je rétracte mes paroles.

Mais je ne vous laisserai point, ajouta-t-il en souriant, faire de l’héroïsme avec de pareils coquins. Ce serait jeter des perles aux animaux que vous savez. Monsieur Hue de Maurever, vous êtes le prisonnier du Roi !

Avant que le vieillard pût répondre, on l’avait saisi et conduit derrière les rangs.

—    Holà ! maraudaille ! s’écria Ligneville, avec rudesse; maintenant, hors d’ici et vitement ! Il s’adressait ainsi aux hommes d’armes de Méloir.

Ceux-ci pouvaient être en effet des gens de conscience large et peu délicats sur le choix de leur besogne. Mais c’étaient des Bretons.

Ligneville n’avait pas fini de parler, qu’un carreau d’arbalète faisait sonner l’acier de son casque. Les Bretons chargèrent résolument et se firent tuer ou prendre tous jusqu’au dernier.

Monsieur Hue, cependant, avait demandé aux soldats du monastère si quelques fugitifs n’avaient point déjà touché le Mont. Les réponses des soldats l’avaient à peu près rassuré sur le sort de sa fille, qui devait être en ce moment dans l’enceinte des murailles avec Aubry et les enfants de Simon Le Priol.

On monta la rampe.

Un conte de Paul Féval

La Fée des grèves

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