Paul Féval

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Paul Féval

La Fée des grèves

Aubry avait quitté ses compagnons depuis un quart d’heure, lorsqu’il crut ouïr un bruit léger derrière lui.

Il s’arrêta et colla son oreille contre la tangue.

Son cœur battait bien fort.

Mais quand il se releva, le rayon d’espoir qui brillait naguère à son front avait disparu.

Ce bruit qu’il entendait, c’était le pas des chevaux de Méloir.

Aubry chercha de quel côté il prendrait la fuite, car son premier besoin était de vivre, afin de protéger Reine.

Les pas approchaient.

Aubry pouvait ouïr déjà la voix des hommes d’armes.

—    Holà ! disait Péan, qu’a-t-il donc ce brigand d’Ardois, il va rompre sa laisse !

—    Et Rougeot ! répliquait Goëtaudon; ah ça, ils deviennent enragés, Bellissan, vos lévriers !

—    Chut ! fit le veneur; ne voyez-vous pas qu’ils rencontrent ? J’ai de la peine à tenir ce grand diable de chien que j’ai acheté sur la route. Bellemont, Reinot, coquin, bellement ! Le chevalier Méloir est-il là ?

—    Messire Méloir ! appelèrent discrètement plusieurs voix.

Messire Méloir était ailleurs, car il ne donna point de réponse.

—    Voilà qui est grand dommage ! dit encore Bellissan, car je suis bien sûr que nous allons avoir un relancé. Bellement, Reinot, coquin, bellement !

—    Hé bien ! hé bien ! cria Corson, le héraut, voilà Pivois qui m’entraîne. À bas, Pivois ! à bas, de par le ciel ! Bon ! sa laisse s’est rompue dans ma main et Dieu sait où est le chien à cette heure.

Pivois s’était élancé en poussant cet aboiement court et plaintif des lévriers de race, qui ressemble au cri d’un sourd-muet.

Les autres chiens se démenèrent avec fureur.

Deux ou trois d’entre eux parvinrent successivement à rompre leurs laisses et se précipitèrent en avant sur les traces de Pivois.

Pivois était une belle et noble bête, nourrie dans l’héroïque chenil de Rieux; gris de fer foncé, le museau pointu comme un poignard, le corps musculeux, les griffes tranchantes.

En trois bonds, il fut auprès d’Aubry.

C’était une sorte de tumulus ou renflement à peine sensible. Le brouillard y était moins opaque que dans les fonds. On distinguait parfaitement le sol; on voyait même à trois pieds à la ronde.

Au centre du mamelon, il y avait un poteau humide et gluant, couvert de mousse marine et qui, à marée haute, indiquait le bas-fond aux petites barques de pêcheurs montois.

Aubry s’était adossé contre ce poteau.

Il avait à la main son épée nue.

Dès l’instant où il avait entendu la conversation des hommes d’armes et senti, en quelque sorte, la fringale des chiens qui le flairaient, il avait dû renoncer à toute idée de fuir.

Une seule ressource restait : le combat.

Le combat se présentait, certes, bien inégal; mais Aubry avait foi en sa force, et ces soldats du vieux temps, un contre dix, ne désespéraient pas de la victoire.

Tant que leurs doigts d’acier pressaient la croix d’une épée, ils taillaient de leur mieux.

Il y avait ici quelque chose de plus terrible que les hommes, c’étaient les lévriers. Mais Aubry devinait là des hommes d’armes qui serraient la laisse de chaque chien au lieu de lâcher à la fois la meute tout entière.

Il se disait :

—    Ah ! si j’avais seulement avec moi maître Loys ! vrai Dieu ! ce serait une belle équipée ! Dix chiens pour maître Loys, dix hommes pour moi : c’est notre mesure.

—    Mais, se reprenait-il en soupirant; pauvre maître Loys !… où est-il ?

Une masse sombre saillit hors du brouillard. Aubry sentit une haleine de feu et son épaule saigna sous la griffe de Pivois.

Mais Pivois tomba éventré d’un coup d’épée à bras raccourci, que lui donna Aubry.

—    Belle bête ! murmura-t-il; c’est dommage ! Ardois, lancé comme une flèche, passa par-dessus le corps de Pivois. Aubry lui fendit la tête à la volée d’un coup de revers. Rougeot, magnifique animal, brun de cotte à pèlerine rousse, avec deux feux pourpres sous la paupière, roula sur ses deux compagnons morts. Il avait le col tranché aux trois quarts.

—    Vrai Dieu ! grondait maître Aubry qui s’échauffait à la besogne, les hommes ne viendront-ils pas à la fin ! Les hommes venaient. On entendait parfaitement le pas sourd des chevaux. Aubry vit la silhouette d’un cavalier qui passait à sa gauche sans l’apercevoir.

Comme il ouvrait la bouche pour l’appeler, car il était en train et il avait hâte de sentir une épée grincer contre la sienne, un quatrième lévrier sortit du brouillard et fondit sur lui.

Énorme, celui-là ! noir de la tête aux pieds ! beau comme on se représente les chiens fabuleux qui mènent l’éternelle course de Diane chasseresse.

L’Achille des chiens !

Il bondit littéralement par-dessus l’épée d’Aubry, tomba de l’autre côté, rebondit avant qu’Aubry eût le temps de faire volte-face et le saisit à la gorge.

Mais non point pour l’étrangler, oh ! non ! Pour le caresser plutôt, doucement et tendrement, comme l’épagneul favori vient mêler ses longues soies aux longs cheveux de la châtelaine aimée.

Pour le chérir, pour le baiser en gémissant de joie. Loys ! maître Loys ! le grand, le fier, l’intrépide ! L’Achille des chiens, on vous le dit. C’était lui que Bellissan avait acheté à Dinan, par hasard, pour remplacer le pauvre Ravot, mort de la poitrine. C’était lui qu’on appelait Reinot, c’était maître Loys ! Écoutez, Aubry le baisa sur le museau, comme un enfant, comme un ami. Aubry avait une larme à la paupière.

—    Seigneur Dieu ! vous êtes avec moi ! s’écria-t-il sans plus se cacher, grand merci ! Hardi, Loys !

Puis, donnant sa voix qui vibra comme un clairon dans la brume :

—    À moi, taupins ! ajouta-t-il, à moi, traîtres maudits ! Méloir, Péan ! Coëtaudon ! Corson et d’autres, s’il y en a ! Venez ! venez ! venez !

Une clameur, lointaine déjà, répondit à cet appel. Aubry était dépassé; il aurait pu éviter la lutte. Mais ce n’était pas ce qu’il voulait. Pendant qu’il allait combattre, qui sait si Reine n’aurait pas le temps de se sauver ? C’était quelques minutes de gagnées : le salut peut-être !

Et puis, avec maître Loys, Aubry se croyait sûr de vaincre.

Les pas des chevaux se rapprochaient. Loys se mit à côté de son maître, les jarrets ramassés, le museau dans le sable.

Le nom de Reine vint encore une fois aux lèvres d’Aubry, puis il serra sa bonne épée.

—    Hardi, Loys ! Il y eut tout à coup un grand cliquetis de fer. Le sable se rougit autour du vieux poteau, vert de goémon. Les chiens étranglés hurlèrent. Les hommes d’armes repoussés blasphémèrent. Hardi, Loys ! maître Loys ! ils sont à nous !

Paul Féval

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