La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Le petit Jeannin était à côté du frère Bruno, juste en face de l’ennemi. Il avait à la main sa lance à pointe de corne et ne baissait point les yeux, je vous assure.

Méloir, bien certain de ne pouvoir surprendre désormais la place, s’approchait à découvert. Ses archers et arquebusiers commencèrent à travailler quand ils furent à cinquante pas des murailles.

—    Courbez vos têtes ! dit frère Bruno; les balles et les carreaux ne font pas de mal aux pierres.

Mais il ne fut bientôt plus temps de plaisanter. Méloir et ses hommes d’armes s’élancèrent furieusement aux murailles.

C’étaient de bons soldats, durs aux coups et jouant leur vie de grand cœur. Il y eut un instant de terrible mêlée. Sans Aubry de Kergariou et Bruno, qui se battaient comme de vrais diables, la place eût été emportée du premier assaut. — Au dire de Simonnette, qui raconta souvent, depuis, ce combat mémorable, Jeannin contribua beaucoup aussi au salut de la citadelle.

Mais, ô Muse ! comment dire les exploits surprenants des quatre Mathurin, qui se couvrirent, cette nuit, d’une gloire immortelle !

Gothon Lecerf, l’aînée des Gothon, la plus rousse et celle qui avait aux mains le plus de verrues, déshonora son sexe et le lieu qui l’avait vu naître, dès le commencement de l’action.

Elle déserta son poste, prise qu’elle fût de frayeur, en voyant aux rayons de la lune la figure jaunâtre de maître Vincent Gueffès, qui essayait de s’introduire dans la citadelle par les derrières.

Il n’y avait personne de ce côté. Gueffès, au contraire, était accompagné de quatre ou cinq soudards qu’il avait embauchés pour cette entreprise.

Gothon Lecerf, pâle et toute tremblante, vint se réfugier dans l’asile où étaient réunies Reine de Maurever, Fanchon, la ménagère et Simonnette. Simonnette et Fanchon se portèrent vaillamment à la rencontre de l’ennemi.

La chaudière où avaient bouilli les coques était encore sur le feu. Fanchon et sa fille la prirent chacune par une anse, et maître Vincent Gueffès fut échaudé de la bonne façon.

Cet homme adroit et rempli d’astuce reçut le contenu de la chaudière sur le crâne au moment où il s’applaudissait du succès de sa ruse. Il s’enfuit en hurlant et ne revint pas.

Simonnette et Fanchon reprirent leurs places dans la cabane avec la fierté légitime que donne une action d’éclat.

Mais les Mathurin, ô Muse ! les quatre Mathurin ! n’oublions pas ces intrépides Mathurin, non plus que les deux Joson, Pelo, les Catiche, Scholastique et le reste des Gothon; car aucune autre Gothon n’imita le fatal exemple de Gothon Lecerf dont nous ne prononcerons plus jamais le nom souillé par la honte.

Frère Bruno s’était fait une jolie massue avec la tête du mât d’un bateau pêcheur qu’il avait trouvée sur la grève. Chaque fois que son espar touchait un homme d’armes ou un archer, l’archer ou l’homme d’armes tombait.

Quand l’assaut se ralentissait et que les assiégeants se tenaient au bas des murailles, frère Bruno déposait sa massue et prenait des quartiers de roc qu’il lançait avec une vigueur homérique.

Il y avait déjà pas mal de soudards hors de combat. Aucun Mathurin, au contraire, n’avait subi le moindre accroc, et le petit Jeannin, qui manœuvrait sa lance à découvert, n’avait pas reçu une égratignure.

—    Holà ! Péan ! Kerbehel ! Hercoat ! Coëtaudon ! Corson et les autres ! criait incessamment Méloir : à la rescousse ! à la rescousse !

—    Holà ! Corson, Coëtaudon, Hercoat, Kerbehel, Péan et les autres ! répondait le bon frère Bruno, venez faire connaissance avec Joséphine !

À l’exemple de tous les paladins fameux, il avait baptisé son arme.

Joséphine, c’était sa jolie massue.

Il la maniait avec une aisance inconcevable. Tête nue, les manches retroussées, le sourire à la bouche, il rassemblait des matériaux pour une foule d’histoires, datées de l’an cinquante.

Il frappait, il parlait. Jamais vous ne vîtes d’homme si sincèrement occupé.

—    Bien touché, Peau-de-Mouton, mon petit, disait-il à Jeannin; nous ferons quelque chose de toi, c’est moi qui te le dis ! Hé ! Mathurin, le gros Mathurin ! attention à ta gauche ! Voici un routier qui grimpe comme il faut… Ma parole ! Mathurin lui a donné son compte. À toi, Mathurin, l’autre Mathurin, Mathurin-le-Roux ! On s’y perd dans ces Mathurin ! Saint Michel Archange ! ce sont des figues sèches qu’ils lancent avec leurs arbalètes. Voici un carreau qui s’est aplati sur Joséphine, et Joséphine n’a seulement pas dit : Seigneur Dieu ! Hé ! ho ! Conan de Lesneven ! Te souviens-tu de Jacqueline Tréfeu, qui nous fit une omelette aux rognons de faon en l’an vingt-deux, l’avant-veille de la Chandeleur ?

Conan, qui montait à l’assaut, lui porta un grand coup de sa courte épée; frère Bruno para, saisit Conan par les cheveux et l’attira tout près de lui.

—    Hélas ! Saint Jésus ! dit-il, comme te voilà vilain et changé, mon pauvre Conan, toi qui étais si gaillard en ce temps !

—    Ne me tue pas, Bruno ! murmura Conan.

—    Te tuer, mon fils chéri ! non, du tout point. J’ai le cœur trop tendre ! Et quant à l’omelette de Jacqueline Tréfeu, il n’y manquait que le beurre !

Il avait déposé Joséphine, sa jolie massue, et tenait le malheureux Conan par les deux aisselles.

—    Tiens ! tiens ! s’écria-t-il; voici Kervoz, et voici Merry… tous nos chers camarades ! à toi, Merry, mon compère ! Il lui donna un coup de Conan : Merry tomba au pied du mur, assommé aux trois quarts. Conan criait lamentablement.

—    À toi, Kervoz ! reprit frère Bruno en lui assénant un autre coup de Conan, qu’il employait au lieu et place de Joséphine; oh ! les vrais gaillards ! Et comme on est bien aise de se retrouver ensemble après si longtemps ! car il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, mes compères !

Il déposa Conan, qui chancela comme un homme ivre.

—    Ma foi de Dieu ! s’écria-t-il, employant le juron favori des Bas-Bretons, tu chancelais tout comme cela chez Jacqueline Tréfeu, mon pauvre Conan ! Mais c’était le vin que tu lui avais volé. Jacqueline est morte de la fièvre tierce en l’an trente-cinq et sa fille est la ménagère du cornet à bouquin de Saint-Pol-de-Léon. Bien des choses à nos amis : je te donne congé en souvenir de nos honnêtes ripailles du temps jadis.

Il le fit tourner comme une toupie et le lança dehors. Les gens de Méloir disaient :

—    C’est le diable déguisé en moine !

—    Es-tu malade, Conan ? demanda frère Bruno. Pour réponse, il reçut une arquebusade dans le bras gauche. Son bras tomba le long de son flanc.

—    Bien reparti, mon compagnon, s’écria-t-il, mais ce sera ta dernière réplique !

Il avait saisi de la main droite un quartier de roc qui traversa la nuit en sifflant et alla écraser la tête de l’archer dans son casque.

—    C’est le diable ! c’est le diable ! répétèrent les soudards épouvantés.

—    En l’an vingt-neuf, dit Bruno, je fus frappé d’un coup d’estoc par un grand coquin d’Anglais qui avait les yeux de travers. Chacun sait bien que si on répand le sang de ceux qui louchent, on devient borgne. Souviens-toi de ça, petit Jeannin… et pique de ta lance ce taupin qui monte à droite. Bien travaillé, mon enfançon ! Je voulais tuer l’Anglais, mais non pas devenir borgne. Gare à toi, Mathurin, le troisième Mathurin !… Où en étais-je ? Ah ! je ne voulais pas devenir borgne. Comment faire ? Et qu’aurais-tu fait, toi, petit Jeannin ?

Petit Jeannin était aux prises avec l’homme d’armes Kerbehel, qui le tenait déjà à bras-le-corps.

Bruno déchargea un coup de Joséphine sur la tête de Kerbehel, qui tomba foudroyé, puis il reprit :

—    Qu’aurais-tu fait, toi, petit Jeannin ?

—    Jarnigod ! s’écria Jeannin, croyez-vous que j’aie besoin de vous pour faire mes affaires ! Ce taupin était à moi !

—    Je t’en donnerai un autre, mon fils… Moi, je connaissais un puits à un quart de lieue de là. Je pris mon Anglais par le cou et j’allai le noyer. Il était lourd… mais j’ai gardé mes deux yeux.

—    Gare ! gare ! Mathurin ! le quatrième Mathurin ! interrompit-il précipitamment; oh ! le fainéant ! il s’est laissé assommer.

Il s’élança vers l’angle de l’enceinte où l’un des paysans venait en effet d’être tué. Sept ou huit hommes d’armes et soldats avaient déjà franchi le mur.

Paul Féval

La Fée des grèves

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