Paul Féval

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Paul Féval

La Fée des grèves

Méloir s’était élancé vers la porte. Il cherchait à mettre son visage en lumière et à se faire reconnaître du moine convers.

Mais celui-ci se tournant vers Aubry :

—    Je n’ai jamais vu le prisonnier comme cela ! dit-il, vous l’aurez donc fait boire, sire chevalier ? En l’an trente-neuf, nous avions un captif du nom de Thomas Gréveleur, qui devint maniaque dans ce même cachot. J’ai envie de vous conter son histoire. Figurez-vous que ce Thomas Gréveleur…

Méloir se démenait furieusement.

—    Sortons ! dit Aubry qui était tout pâle et qui s’étonnait que la méprise du frère pût se prolonger ainsi.

Le bon Bruno fit retraite aussitôt, et comme Méloir s’attachait à lui, le bon Bruno ne crut pouvoir moins faire que de communiquer à ce prisonnier récalcitrant un coup de poing paternel.

C’était un digne poignet que celui du bon moine. La poitrine de Méloir sonna comme un tambour. Il chancela et tomba sur la paille.

—    Voire ! dit Bruno indigné, ce n’est pas ma besogne que de caresser les fous ! je m’en suis fait mal à la deuxième phalange du doigt annularius…

Aubry avait passé le seuil. Bruno le suivit, parlant toujours et grondant de plus belle. Il ferma la porte avec soin. Cela fait, il se prit les côtes à deux mains et regarda Aubry en éclatant de rire. Aubry ne savait que penser.

—    Oh !… oh !… oh !… disait le frère Bruno, dont les yeux se remplissaient de larmes; j’en mourrai, messire Aubry, j’en mourrai ! Voilà une histoire, seigneur Dieu ! une histoire comme on n’en a jamais raconté !

—    Vous m’aviez donc reconnu ? balbutia Aubry déconcerté.

—    Bon Jésus ! pensez-vous que j’aie la berlue ! Oh ! oh ! les côtes ! les côtes ! il s’est déshabillé de lui-même ! il a été bien obéissant !

—    Ah ça, est-ce que vous le voyiez ?

—    Le trou de la serrure, donc, messire Aubry ! Je le voyais comme je vous ai vu toute la journée d’hier limer votre barreau, et j’avais bonne envie de vous apporter une escabelle pour tenir vos pieds, car vous deviez fatiguer dans cette position-là.

Aubry le regardait ébaubi.

—    Eh bien ! mon jeune seigneur, reprit Bruno, quand vous m’aurez regardé avec des yeux d’une toise ! J’aime les bonnes histoires, moi ! Et je raconterai encore celle-là dans vingt ans si je vis. D’ailleurs, vous savez bien : j’étais un soldat entier, vertubleu ! avant d’être une moitié de moine. Le vieux Maurever m’a gagné le cœur en venant jusqu’ici rabattre l’orgueil d’un meurtrier. Vous m’avez gagné le cœur, vous, en brisant votre épée pour ne la point déshonorer. Et ce coquin de Méloir, au contraire, m’échauffa les oreilles quand il fit le chien couchant, ce jour-là. Or, tout ceci me rappelle une assez gaillarde histoire qui se passa en l’an vingt-huit, derrière Bellesmes, en Normandie…

—    Mon bon frère Bruno, interrompit Aubry, le plus pressé est que je sorte de l’enceinte du monastère; vous me conterez votre histoire dehors.

—    Je puis vous la conter en chemin, messire Aubry. C’était le chevalier Pothon de Saintrailles qui voulait entrer dans Bellesmes, de nuit, malgré l’Anglais. Durham était dans Bellesmes avec quatre cents archers du Nord, qui auraient tué une alouette à cinquante toises…

Aubry serra tout à coup le bras du frère convers. Ils étaient sortis du corridor et débouchaient dans le cloître, où quantité de moines se promenaient. Bruno changea de ton soudain.

—    Oui, sire chevalier, dit-il avec toutes les apparences d’un respect profond; les trois cachots se font suite l’un à l’autre et sont creusés dans le roc vif. Dom Nicolas Famigot, vingt-quatrième abbé du saint monastère, fit, en outre, redorer la statue tournante de saint Michel, archange, qui est au sommet du campanile. Son décès eut lieu le dix-neuvième jour de mars, en l’an 1272, et le cartulaire rapporte…

Le cloître était traversé.

—    Du diable si je sais ce que rapporte le cartulaire, messire Aubry, reprit Bruno; le cartulaire ne contient point de bonnes aventures comme celle dont j’ai été témoin aujourd’hui. Ah ! laissez-moi rire encore un petit peu, je vous en prie. Quelle figure il avait ce Méloir ! et ses regards piteux !… Ah !… ah !… ah !… Et maintenant, je donnerais bien deux ou trois deniers pour savoir quelle vie il mène tout seul dans votre cachot !

Aubry ne pouvait partager l’expansive hilarité du frère servant. Son casque n’avait pas de visière. Méloir avait dû amener quelque suite avec lui au couvent : Aubry craignait de rencontrer des hommes d’armes sur son passage et d’être reconnu.

Mais Bruno avait contre sa crainte des arguments sans réplique.

—    Les soudards, disait-il; ah ! ah ! je les ai vus, ce sont d’assez bons drilles. C’est moi qui les ai menés au réfectoire des laïques. Ils y sont entrés sur leurs jambes; mais il faudra les en tirer sur des civières, oui bien ! Ah ! ah ! j’ai été soldat, et je fais pénitence !

Frère Bruno passa sa langue sur ses lèvres, ému au souvenir de quelque bonne aventure.

Ils descendirent le grand escalier, traversèrent la salle des chevaliers, le réfectoire des moines, et arrivèrent au seuil de la salle des gardes.

—    La tête haute ! dit frère Bruno qui était un observateur; l’air insolent, le poing sur la hanche, c’est comme cela que marche le Méloir !

Les gardes firent avec respect le salut des armes. La porte extérieure s’ouvrit.

—    Je suis chargé, dit le moine servant au portier, de montrer la chapelle Saint-Aubert au digne chevalier Méloir.

—    Que Dieu vous accompagne ! souhaita le frère tourier. Et ils passèrent. Aubry respira bruyamment. Le frère Bruno était aussi content de lui.

—    Maintenant, reprit-il, où allez-vous, mon jeune seigneur ?

—    Je ne puis vous le dire, répliqua Aubry.

—    Ah ! si fait, si fait ! s’écria Bruno, puisque je vais avec vous.

—    Comment ! vous venez avec moi ?

—    Je vous suis au bout du monde !

—    Mais votre habit, mon frère ?…

—    Je n’ai pas fait des vœux, messire Aubry, je vous l’ai dit : je ne suis qu’une moitié de moine, et je ne me soucie pas beaucoup de vous remplacer dans le cachot creusé par dom Nicolas Famigot, vingt-quatrième abbé du mont Saint-Michel, — bien que ce soit un fort bel ouvrage.

—    Vous croyez qu’on vous rendrait responsable ?…

—    Le chevalier Méloir parlerait du coup de poing. Un beau coup de poing, messire, avez-vous vu ? Et ce soir je coucherais sur la paille. À ce sujet-là je sais une histoire qui va véritablement vous bien divertir, du moins je l’espère. C’était en l’an… attendez donc !… l’année m’échappe, mais c’était bien sûr avant l’an quarante, parce que j’avais encore mes trois dents de devant qui me furent cassées d’un méchant coup de masse d’armes sous Hennebon. Et celui qui me gâta ainsi la mâchoire en mourut. Il arriva que le sire de Vilaine qui tenait la seigneurie de Landevan…

—    Mon frère Bruno, interrompit Aubry, je vais en un lieu où je n’ai pas le droit de vous emmener.

—    Tournez ici, messire Aubry, répondit le convers; mieux vaut entrer un peu en grève que de marcher dans ces roches diaboliques qui usent en deux jours de temps la meilleure paire de sandales. Comme ça, vous ne voulez pas de mon histoire ? C’est bon messire Aubry; quant au lieu où vous allez, si vous ne m’y menez pas, moi, je vous y mènerai.

—    Vous sauriez ?…

—    Croyez-vous que le troisième carreau de mon compagnon Alain, l’archer qui veillait sur la plate-forme, il y a deux nuits, n’aurait pas mieux touché but que les deux premiers ? Mon compagnon Alain n’a jamais manqué trois coups de suite en sa vie. Et Dieu merci, on voyait la jeune fille au clair de lune comme je vous vois, messire Aubry. Heureusement, j’avais écouté au trou de la serrure, pendant que vous causiez avec elle…

—    Ah ça ! tu es un diable, toi ! s’écria le jeune homme d’armes, moitié riant, moitié fâché.

—    Plaignez-vous ! Je saisis le bras d’Alain, mon compagnon, et je lui dis : Voici un gobelet de vin que saint Michel archange envoie à son fidèle gardien. Et maître Alain de relever son arbalète pour prendre la tasse. La tasse était profonde. Quand Alain, mon compagnon, l’eut retournée, la demoiselle Reine de Maurever était à l’abri derrière l’angle de la muraille.

Aubry lui prit la main et la serra vivement. Frère Bruno s’arrêta et releva les manches larges de son froc.

—    Regardez-moi ça, dit-il en montrant des bras d’athlète; quand les soudards de Méloir viendront chercher le vieux Hue de Maurever là-bas, à Tombelène, ces bras-là pourront leur faire encore bien du chagrin. Je tiens joliment une épée. Quand je n’ai pas d’épée, j’aime assez un gourdin. Quand je n’ai pas de gourdin, tenez, je m’en tire comme je peux.

Il avait saisi à deux mains une grosse roche qu’il balança un instant au-dessus de sa tête. La roche partit comme si elle eût été lancée par une machine de guerre, et s’en alla briser un poteau planté dans le sable à trente pas delà.

Frère Bruno sourit bonnement.

—    Supposez le Méloir en place du poteau, dit-il, ça lui aurait, bien sûr, ôté l’appétit pour longtemps.

—    Mais dites-moi, mon jeune seigneur, reprit-il soudainement, avez-vous jamais ouï conter l’aventure de Joson Drelin, bedeau de la paroisse de Saint-Jouan-des-Guérets ?

Paul Féval

La Fée des grèves

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