Paul Féval

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Paul Féval

La Fée des grèves

C’était l’intérieur d’une tour désemparée, formant l’extrême corne des ouvrages anglais à Tombelène, du côté opposé au Mont-Saint-Michel.

Il n’y avait plus de couverture.

Les rayons de la lune frappaient obliquement le haut des murailles, et ne pouvaient descendre jusqu’au sol encaissé que leurs reflets éclairaient néanmoins de lueurs confuses et douteuses.

Sur le sol, il y avait une pierre recouverte avec de l’herbe arrachée aux maigres pâturages de Tombelène; sur la pierre, un vieillard de haute taille était assis et dormait, sa grande épée entre les jambes.

Devant lui, deux meurtrières écorchées par les balles et les traits de toute sorte s’ouvraient. L’un commandait la grève, l’autre voyait le Mont-Saint-Michel.

Le vieillard, qui était monsieur Hue de Maurever, chevalier, seigneur du Roz, de l’Aumône et de Saint-Jean-des-Grèves, s’était adossé à la muraille même de la tour. Il avait la tête nue, et les reflets qui tombaient d’en haut mettaient des teintes argentées dans les masses de ses cheveux blancs. Sa longue barbe, blanche aussi, descendait sur sa poitrine.

Il dormait tout droit et semblait un bloc de pierre, tombé de la voûte, mais tombé debout.

Ou mieux encore, dans ces ténèbres vaguement éclairées, vous auriez cru voir la statue d’un chevalier, taillée dans le granit noir, et dont les contours supérieurs sortaient, blanchis par la neige.

C’était cette même nuit où nous avons suivi la course de la Fée des Grèves, depuis le manoir de Saint-Jean jusqu’à la prison d’Aubry de Kergariou, sous les fondements du monastère.

Le ciel était pur, et c’est à peine si un souffle d’air ridait la mer à son reflux.

On n’entendait aucun bruit, sinon le flot murmurant sur le sable du rivage.

Le sommeil du vieillard était tranquille.

Les heures de nuit passaient. Bientôt les reflets de la lune tournèrent et pâlirent. Le crépuscule du matin envoya ces lueurs livides qui creusent les joues et enfoncent l’œil dans l’ombre des orbites agrandies.

La figure du vieillard s’éclaira peu à peu.

Elle était belle, noble, austère.

Mais il y avait de la souffrance dans ces lignes fouillées profondément. Les traits étaient durs à force de maigreur. L’ombre des rides s’accusait, profonde.

Monsieur Hue de Maurever était âgé de soixante ans. Quatre ans auparavant, Gilles de Bretagne, son seigneur, l’avait exilé de sa présence, pour conseils inopportuns et remontrances trop sévères; car monsieur Hue avait essayé maintes fois d’arrêter le jeune et malheureux prince sur cette pente de débauches et d’intrigues politiques qui devaient servir de prétexte à son frère.

L’arrestation de Gilles de Bretagne fut, en effet, bien regardée d’abord par le peuple.

Monsieur Hue, dès qu’il sut le prince enfermé, revint à lui sans ordres. Il lui servit d’écuyer dans les diverses prisons où la haine de François poursuivit le malheureux jeune homme, et ne le quitta que contraint par la force, au moment où Gilles franchissait le seuil funeste du château de la Hardouinays.

Hue de Maurever était un Breton de la vieille souche : dur et fidèle comme l’acier.

Dans cette retraite qu’il s’était choisie pour fuir la vengeance de François, il n’y avait rien, ni meubles, ni vivres.

Une cruche sans eau et une croix qu’il avait fabriquée lui-même avec deux morceaux de bois, voilà quelles étaient ses richesses.

Au moment où le crépuscule du matin commençait à dessiner les objets au dehors, Hue de Maurever se réveilla en sursaut et serra son épée.

Son regard interrogea l’entrée de la tour qui était barricadée à l’aide de quelques planches, et il fit un pas en avant, l’épée haute, comme pour repousser des assaillants invisibles.

Un rêve lui avait montré, sans doute, sa retraite attaquée.

Le silence profond qui régnait sur le mont Tombelène mit bien vite fin à son erreur; son épée retomba.

—    Ce n’est pas encore pour cette nuit, murmura-t-il.

Cela fut dit sans regret, assurément, mais aussi sans joie, sur le ton de l’indifférence la plus parfaite.

Il étira ses membres fatigués et engourdis par la pose qu’il avait gardée dans son sommeil.

Puis il s’agenouilla devant la croix de bois et dit ses oraisons.

Parmi ses oraisons, il y en avait une qui était ainsi :

—    » Mon Dieu ! pardonnez-moi de m’être élevé contre mon seigneur légitime le duc François de Bretagne. « Donnez à mondit seigneur le repentir. « Qu’il aille en votre miséricorde à l’heure de sa mort. »

Longtemps après qu’il eut achevé ces prières prononcées à haute voix, il resta sur ses genoux, la tête inclinée, un murmure aux lèvres.

Dans ce murmure revenait souvent le nom de Reine.

Reine, sa fille, son amour unique, son espoir chéri.

Hue de Maurever se leva enfin. Le jour avait grandi, mais la brume matinière enveloppait le Mont-Saint-Michel, Hue pouvait sortir comme s’il eût fait nuit noire.

Il jeta de côté les planches qui barricadaient la brèche de sa tour et mit le pied dehors.

La mer baissait avec lenteur. Il y avait encore un large et rapide courant entre le Mont et Tombelène. La brume qui était légère laissait voir le flot bleuâtre à cent pas de distance.

Hue de Maurever marcha vers la rive.

—    Elle n’est pas venue hier, pensait-il, ni avant-hier non plus. Mon Dieu ! lui serait-il arrivé malheur !

Disant cela, sa main se porta involontairement vers sa poitrine qu’il pressa.

Ce geste n’appartenait pas à son inquiétude de père. C’était une souffrance physique qui le lui arrachait. Il avait faim.

Ses provisions étaient épuisées depuis l’avant-veille.

Reine devait le savoir, et Reine ne venait pas.

Reine qui était la fille courageuse et dévouée !

Il ne sentit pas longtemps ce mal de la faim qui brise les plus forts, car son cœur saigna tout de suite à la pensée de sa fille.

Et la douleur morale tue bientôt la douleur physique.

Mais cette absence de Reine pouvait être expliquée. Depuis deux nuits, la mer se trouvait haute à l’heure où la jeune fille traversait d’ordinaire l’espace qui sépare les deux monts. Peut-être attendait-elle, cachée quelque part dans les Rochers du Mont-Saint-Michel.

Hue de Maurever allait lentement, suivant le cours de l’eau.

À mesure que la raison lui donnait des motifs de penser qu’aucun malheur n’était tombé sur Reine, la faim parlait de nouveau et plus fort.

Ce n’était pas un gourmet que ce chevalier austère.

Et pourtant des rêves sensuels voltigeaient en ce moment autour de son cerveau fatigué.

Qui de vous a eu faim ? J’entends la faim qui tord les muscles de la poitrine et fait monter à la tête le délire furieux.

La faim qui est à votre faim quotidienne ce que la mort est au sommeil, ce que le gril des martyrs est au foyer qui chauffe doucement la semelle de vos souliers.

La faim, le grand supplice !

Vous n’avez jamais eu faim ? tant mieux ! que Dieu vous en préserve !

Paul Féval

La Fée des grèves

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