La Fée des grèves | |
Page: .30./.66. Paul FévalLa Fée des grèvesQuand l’enfant eut neuf jours et que Penhor fut relevée, Amel prit le berceau dans ses bras pour porter l’enfant au baptême. Le baptême reçu, Penhor souleva le berceau à son tour. Elle fit le tour de l’église et gagna l’autel de la Vierge. — Marie ! ô sainte Marie, dit-elle agenouillée, l’enfant que tu nous as donné, je te le rends; qu’il soit à toi et qu’il grandisse voué à ta couleur divine. Regarde-le, sainte Marie; il s’appelle Raoul, comme le père de son père. Regarde-le, afin que tu le reconnaisses au jour du péril. Amel répondit : — Ainsi soit-il. La couleur de Marie est le bleu du ciel. L’enfant Raoul grandit sous cette pieuse livrée. Il était beau; il avait les blonds cheveux de sa mère et l’œil noir d’Amel, le vaillant pasteur, son père. On ne sait si ce fut à cause des péchés des gens de Saint-Vinol ou à cause des péchés de toutes les paroisses de la côte. Une nuit, nuit de grand malheur, l’eau du Couesnon s’enfla comme le lait bouillant qui franchit les bords du vase. Le vent soufflait du nord-ouest; la pluie tombait, la terre tremblait. La plaine était couverte d’eau. Quand vint le matin, on vit que le Couesnon débordé, c’était la mer. La mer qui avait rompu les barrières posées par la main de Dieu. Elle arrivait, sombre, houleuse, charriant des arbres déracinés et des cadavres de bestiaux. L’église de Saint-Vinol était située sur une hauteur. Les gens du bourg s’y réfugièrent. Amel et Penhor, qui avaient emmené leur enfant, restèrent à la porte, parce qu’il n’y avait plus de place dans la nef. L’eau montait, montait. Amel prit sa femme dans ses bras. Ils avaient de l’eau jusqu’à la ceinture. Il dit : — Adieu, ma chère femme. Soutiens-toi sur moi; peut-être que l’eau s’arrêtera enfin. Si je meurs et que tu sois sauvée, ce sera bien. Penhor obéit. L’eau montait. Quand l’eau toucha sa ceinture, Penhor éleva le petit Raoul, disant : — Adieu, mon enfant chéri. Soutiens-toi sur moi; peut-être que l’eau s’arrêtera enfin. Si je meurs et que tu sois sauvé, ce sera bien. L’enfant fit ce que lui disait sa mère. L’eau montait toujours, toujours. Bientôt, il ne resta plus au-dessus des vagues courroucées que la tête blonde du petit Raoul, et un pan de sa robe bleue qui flottait. Or, la Vierge de l’église de Saint-Vinol quittait en ce moment sa niche submergée, afin de s’en retourner au ciel. Elle emportait toutes ses offrandes dans ses mains. En passant au-dessus du cimetière, elle aperçut la tête blonde du petit Raoul et le pan de sa robe bleue. La Vierge arrêta son vol et dit : — Cet enfant est à moi. Je veux l’emporter à Dieu. Elle le prit par ses blonds cheveux. L’enfant était lourd, bien lourd, pour un si petit corps. La sainte Vierge fut obligée de lâcher ses offrandes une à une, et d’y mettre ses deux mains. Quand elle eût lâché ses offrandes, le lin, les fleurs et les fruits mûrs, elle put soulever l’enfant. Elle vit bien alors pourquoi le petit Raoul était si lourd. Sa mère le tenait de ses doigts mourants et crispés. De ses doigts crispés et mourants, le père tenait la mère. Oh ! le saint amour des familles ! La Vierge sourit. Elle dit : — Ils s’aimaient bien. Elle emporta le père avec la mère, la mère avec l’enfant, trois âmes heureuses dans l’éternité de Dieu ! On raconte cette histoire aux veillées entre Saint-Georges et Cherrueix. Le mont Tombelène est plus large et moins haut que le Mont-Saint-Michel, son illustre voisin. À l’époque où se passe notre histoire, les troupes de François de Bretagne avaient réussi à déloger les Anglais des fortifications qui tinrent si longtemps le Mont-Saint-Michel en échec. Ces fortifications étaient en partie rasées. Il n’y avait plus personne à Tombelène. Sur la question de savoir si ce mont doit son nom à Jupiter ou à la douce victime du géant venu d’Espagne, Hélène, la nièce de Hoël, les opinions sont diverses. Le roman de Brut, père de tous les poèmes chevaleresques, assigne au mot Tombelène cette dernière étymologie. C’est parce qu’Artus trouva là un tombeau de la nièce de Hoël, déshonorée et immolée par le perfide géant espagnol, que le mont s’appela Tombelène : “Tumba Helenae”.
Del tombe ù sî cors fu mis Les historiens et les antiquaires prétendent par contre que Tombelène vient de Tumba-Beleni. Il faut laisser aux antiquaires et aux historiens le plaisir de développer leurs thèses respectives. Ce qui est certain, c’est que Tombelène a sa chronique comme le Mont-Saint-Michel : seulement, sa chronique est plus vieille. Tombelène se mourait déjà quand saint Aubert vint fonder la gloire du Mont-Saint-Michel. C’était sur le rocher de Tombelène, parmi les ruines des fortifications anglaises, que monsieur Hue de Maurever avait trouvé un asile, après la citation au tribunal de Dieu, donnée en la basilique du monastère. On ne sut jamais comment Hue de Maurever s’était procuré l’habit monacal, on ne sut pas davantage comment il avait obtenu l’entrée du chœur au moment de l’absoute. Enfin on s’expliqua difficilement comment il avait pu disparaître devant tant de regards ouverts, gagner l’escalier des galeries et fuir par cette voie si périlleuse. Il avait fui, voilà ce qui n’était pas douteux. Le procureur de l’abbé, le prieur des moines et toutes les autorités du monastère s’étaient mis à la disposition du prince breton pour retrouver le fugitif. Méloir avait fouillé le jour même tous les recoins des bâtiments claustraux, toutes les maisons de la ville, tous les trous du roc. Peine inutile. L’aventure devait finir mystérieusement, comme elle avait commencé. Il faut pourtant dire que si Méloir avait encore mieux cherché, il ne fût point revenu les mains vides auprès de son seigneur; car monsieur Hue n’était rien de moins qu’un esprit follet. À l’éperon occidental du Mont, il y avait une petite chapelle, restaurée depuis, et qui est placée aujourd’hui comme elle l’était alors sous l’invocation de saint Aubert. Cette chapelle est complètement isolée. Hue de Maurever s’y était caché derrière l’autel. Quand la nuit fut venue, il traversa le bras de grève mouillée qui sépare les deux monts, et gagna Tombelène. Paul FévalLa Fée des grèves: conte bretonPage: .30./.66. |