Paul Féval

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Paul Féval

La Fée des grèves

On dit que parfois, quand le vent du nord-ouest laboure profondément les eaux de la baie, on dit que l’œil du matelot découvre d’étranges mystères entre les deux monts et les îles de Chaussey.

Ce sont des villages entiers, ensevelis sous les flots, des villages avec leurs chaumières et le clocher de leur église.

Des villages dont les noms sont :

Bourgneuf, Tommen, Saint-Étienne-en-Paluel, Saint-Louis, Mauny, Épiniac, la Feillette, et d’autres encore.

Des villages noyés dont les cadavres pâles gisent dans le sable avec les débris des naufrages et les grands troncs de la forêt de Scissy.

L’Océan a mis des siècles dans sa lutte sans pardon contre la pauvre terre de Bretagne. L’Océan, vainqueur, dort maintenant sur le champ de bataille.

Et ce n’est pas la tradition seulement qui a conservé souvenir de ces mortels combats. Les chartriers des familles et des monastères, les archives des villes, les cartons poudreux des gardes-notes renferment une foule de titres authentiques constatant des droits de propriété sur ces domaines défunts, sur ces moissons submergées.

Tel pauvre homme court les chemins avec son bâton et sa besace, qui possède sous ces grands lacs un apanage de prince.

Des châteaux, des prairies, des futaies, de gais moulins qui caquetaient sur le bord des rivières, — des cabanes paisibles dont la fumée lointaine pressait le pas fatigué du voyageur.

Les navires passent maintenant, toutes voiles déployées, à cent pieds au-dessus des demeures hospitalières. La mer a étendu sur le manoir et sur la chaumière, sur le chêne et sur le roseau, son niveau terrible, qui est la mort.

Sombre et prophétique image qui dit à l’homme Titan le néant de ses hardiesses, immense raillerie des railleries du siècle, montrant le linceul comme unique et dernière expression de l’égalité rêvée.

Tout le long de nos côtes, depuis Granville jusqu’au cap Fréhel, derrière Saint-Malo, la mer conquérante a porté ses sables stériles sur l’opulence féconde des guérets.

Ça et là, un rocher reste debout, dressant sa tête noire au-dessus des vagues, et gardant son ancien nom de fief, de château, de village. Car la terre a ses ossements comme nous, et la montagne décédée laisse après soi un squelette de pierre.

Les Malouins jettent leurs filets de pêche sur les belles prairies de Césambre, et ce lieu austère où Chateaubriand a voulu son tombeau, le Grand-Bé, était autrefois le centre d’un jardin magnifique.

Nul ne saurait dire exactement le temps que la mer a mis à couvrir ces contrées. La lutte était commencée avant l’ère chrétienne. On sait que les bocages druidiques s’étendaient à huit ou dix lieues en avant de nos côtes.

Plus tard, la forêt de Scissy planta ses derniers chênes sur les falaises de Chaussey.

En ce temps-là, le Couesnon était un grand fleuve que Ptolémée et Ammien Marcellin confondaient en vérité avec la Seine.

Ce Couesnon marneux, ce Couesnon grisâtre, cette rivière folle qui s’égare dans les grèves comme une coquetière ivre.

C’était un fleuve fier, suzerain de la Selune et suzerain de la Sée, qui lui apportaient le tribut de leurs eaux. Son embouchure était au-delà des montagnes de Chaussey, qui forment maintenant un archipel.

Il passait alors à droite du Mont-Saint-Michel, longeant les côtes actuelles de la Manche.

Ce fut bien longtemps après qu’il fit sa première folie sautant de l’est à l’ouest, enlevant le Mont à la Bretagne pour le donner à la Normandie.

Li Couësnon a fait folie :
Si est le mont en Normandie…

Aimez-vous les légendes ? Penhor, fille de Bud, était la femme d’Amel, le pasteur des troupeaux d’Annan. Annan était seigneur et comte dans le Chezé au delà du mont Tombelène.

Il avait son château au milieu de sept villages qui lui payaient l’ost quand il mettait ses hommes d’armes en campagne.

L’un de ces villages avait nom Saint-Vinol; Amel et Penhor y faisaient leur demeure.

Penhor avait dix-huit ans; Amel atteignait sa vingt-cinquième année.

Amel était grand, souple et robuste. Un hiver que le loup rayé de Chezé était sorti de la forêt pour trouver sa pâture en plaine, Amel se coucha dans la plaine pour attendre le loup.

Ces loups rayés sont plus grands que des poulains de six mois; ils tuent les chevaux et boivent le sang des bœufs endormis.

Ces loups rayés ne fuient pas devant l’homme. La pointe des flèches ne sait pas entamer leur cuir. Si on les frappe avec l’épieu, l’épieu se brise dans la main.

Amel saisit le loup rayé entre ses bras nerveux et l’étouffa.

Mais avant de partir pour attendre le loup, Amel avait suspendu dans l’église du village, sous la niche où souriait la bonne Vierge, une quenouille de fin lin, arrondie par les belles mains de Penhor.

Amel et Penhor n’avaient point d’enfants.

Quand Amel gardait les troupeaux et que Penhor restait seule dans la chaumière, elle était bien triste. Elle se disait :

—    Si j’avais un beau petit chérubin sur mes genoux, le portrait vivant de son père, j’attendrais gaiement le retour d’Amel.

Et de son côté Amel pensait :

—    Si Penhor, ma bien-aimée, me donnait un cher petit, son vivant portrait, comme je rentrerais heureux à la maison !

—    Penhor, ma chère femme, dit-il un jour, tisse un voile à sainte Marie, mère de Dieu, et nous aurons peut-être un petit enfant.

Penhor tissa un voile à sainte Marie, mère de Dieu, un voile blanc comme la neige, et plus transparent que la brume légère des soirées d’août.

La mère de Dieu fut contente, Amel et Penhor eurent un petit enfant. Ils s’aimèrent davantage auprès de son berceau.

Paul Féval

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