La Fée des grèves

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Paul Féval

La Fée des grèves

Jeannin était le meilleur coureur du pays, mais la fée allait comme le vent. L’hésitation du petit coquetier avait laissé à la fée une centaine de pas d’avance. Après dix minutes de course, elle ne semblait pas avoir perdu un pouce de terrain.

Elle allait droit à la grève.

Jeannin jeta ses sabots. Il était déjà tout en sueur.

Mais il redoublait d’efforts.

—    Heureusement que la mer est basse, se disait-il; car la fée marche sur l’eau aussi bien que sur le sable, et sur l’eau je ne pourrais pas la suivre…

—    Mais pourquoi n’a-t-elle pas pris l’écuellée de gruau ? se demandait-il l’instant d’après. Le gruau était bon pourtant, ce soir ! Peut-être qu’elle aime mieux la galette de froment.

Et ces méditations sérieuses ne l’empêchaient pas d’avaler la route, comme on dit, le long du Couesnon. Maintenant qu’il avait les pieds nus, Dieu sait qu’il faisait du chemin !

Le sentier qu’ils suivaient, lui et la fée, descendait à la grève et décrivait mille détours entre les haies. La lune était brillante. Chaque fois que la fée disparaissait à un coude de la route, Jeannin, tournant le coude à son tour, l’apercevait de nouveau, légère comme une vision.

Elle ne faisait point de bruit en courant; du moins, Jeannin n’entendait plus son pas.

Une fois, il crut la voir se retourner pour jeter un regard en arrière.

C’était tout près de la grève, sous un moulin à vent ruiné qui s’entourait de broussailles et de petites pousses de tremble au blanc feuillage.

La fée qui, sans doute, jusqu’à ce moment, ne se savait pas poursuivie, sauta brusquement dans les broussailles.

Jeannin la perdit de vue.

Il fit le tour du moulin. Derrière le moulin, c’était la grève uniformément éclairée par la lune, et où personne ne pouvait certes se cacher.

Il n’y avait point de brume. On voyait au loin, noir tous deux et distincts sur l’azur du laiteux ciel, le Mont-Saint-Michel et Tombelène.

Jeannin tourna autour du moulin ruiné. Puis, sans perdre son temps à battre les broussailles, il se jeta sur le ventre et colla son oreille contre le sable.

Il entendit trois choses : à l’ouest, du côté de Saint-Jean, des pas de chevaux sonnant sur les cailloux du chemin, au nord, la voix sourde de la mer, vers l’orient, un pas léger.

Ce dernier bruit était si faible, qu’il fallait l’oreille du petit Jeannin pour le saisir.

Il se leva radieux.

—    Elle est à moi ! pensa-t-il. Et il bondit comme un faon dans la direction du bruit léger qui était celui du pas de la fée.

La fée était rentrée dans les terres au moment où Jeannin tournait le moulin. Pour protéger une fuite, la grève est trop découverte. La fée ne savait probablement pas à quel genre d’ennemi elle avait affaire.

Elle songeait à bien d’autres qu’au petit Jeannin !

Quand elle avait regardé en arrière, elle avait vu quelque chose qui se mouvait sur la route. Voilà tout. Car la lune était au couchant et prenait Jeannin à revers, tandis qu’elle éclairait en plein la fée.

La pauvre fée s’était dit :

—    Celui-là est en avant parce qu’il court plus vite, mais les autres viennent après !

Les autres, c’étaient les hommes d’armes et les soudards endormis naguères dans la grand-salle du manoir de Saint-Jean.

Elle les avait bravés dans sa témérité folle. Ils venaient la punir.

La fée ne se trompait pas de beaucoup, car, en ce moment même, huit ou dix cavaliers descendaient le tertre de Saint-Jean et prenaient au galop le chemin de la grève.

Seulement, le petit Jeannin ne servait point d’avant-garde à cette troupe de cavaliers. Il chassait pour son propre compte.

La fée avait jugé tout de suite qu’elle ne pourrait échapper que par la ruse. Or, bon Dieu ! Depuis quand les fées ont-elles besoin de ruse ? Ne savait-elle plus, cette fée, enfourcher les rayons d’argent de la lune qui étaient sa monture ordinaire ?

Ne pouvait-elle bondir en se jouant par-dessus les chênes ébranchés du Marais, par-dessus les pommiers, par-dessus les trembles aux feuilles de neige ?

Ou glisser, plus rapide que l’éclair, sur la grève mouillée, franchir les lises et plonger sous le flot, jusqu’à ces grottes diamantées qui sont, comme chacun sait, au fond de la mer ?

Vraiment, ce n’est pas la peine d’être fée quand il faut s’essouffler par les chemins battus, donner le change comme un lièvre aux abois et se cacher dans les broussailles !

Ce raisonnement était à la portée du petit Jeannin; s’il l’eût fait, peut-être aurait-il arrêté sa course, car c’était une vraie fée qu’il lui fallait, une fée pouvant changer sa misère en opulence.

Et non point une fée de hasard, tremblant la peur comme une fillette.

Mais il ne fit pas ce raisonnement. Il avait confiance.

—    Elle est à moi ! avait-il dit. Il se croyait désormais sûr de son fait. Le bruit léger que saisissait son oreille collée contre terre était dans la direction du Couesnon. En coupant droit au Couesnon sans quitter les bords de la grève, Jeannin s’épargnait tous les détours des sentiers qui serpentent à travers les champs. Il s’élança dans cette voie nouvelle avec ardeur.

Il ne se souvenait même pas d’avoir eu peur. Il souriait.

La fée n’avait qu’à se bien garer !

Ce sont d’étranges rivières que les cours d’eau qui sillonnent les grèves. Le Couesnon surtout, la Rivière de Bretagne.

Aucun fleuve ne tient son urne d’une main plus capricieuse. Torrent aujourd’hui, humble ruisseau demain, le Couesnon étonne ses riverains eux-mêmes par la bizarre soudaineté de ses fantaisies. On aurait dû lui donner un nom féminin, car cette fantasque humeur ne sied point à un dieu barbu, à moins qu’il ne soit en puissance de naïade.

Parfois, en arrivant sur les bords du Couesnon, vous diriez un étang desséché. Ses berges, creusées à pic par le flot qui s’est retiré, semblent des murailles de marne verdâtre. Loin des rives, au milieu du lit, un étroit canal passe; le Couesnon y coule en bavardant sur des galets.

La veille, sous le pont pittoresque, le Couesnon grondait, blanc comme les fleuves puissants qui tourmentent le limon de leur lit; le Couesnon tonnait contre les piles du pont. Le Couesnon était fier.

Ce jour-là, il prodigua l’eau de son urne, sans souci du lendemain.

Comme ces fils de famille qui éblouissent la ville avant de lui inspirer de la compassion, le Couesnon a fait des folies.

Et le voilà aujourd’hui tout humble, tout petit, tout réduit, encore comme un pauvre diable entre la dernière nuit d’orgie et le premier jour d’hôpital.

Mais ce n’est rien tant qu’il reste en terre ferme.

Quand il attaque la grève, le caprice des sables s’ajoute au caprice de l’eau, et c’est entre eux une lutte folle.

Le Couesnon est le plus fort. La grève lui appartient toute entière. Il y choisit sa place, aujourd’hui à droite, demain à gauche. Ne le cherchez jamais où il était la semaine passée.

Il coulait ici; c’est une raison pour qu’il soit ailleurs. D’une marée à l’autre il déménage.

Ce filet d’eau qui raie la grève et qui la tranche en quelque sorte comme le soc d’une charrue, c’est le Couesnon.

Il est vrai que cette grande rivière, large comme la Loire, on la passe sans mouiller ses jarretières.

Dans ce cas-là, le Couesnon étale sur le sable une immense nappe d’eau de trois pouces d’épaisseur; le soleil s’y mire, éblouissant. Vous diriez une mer.

Et cette mer a ses naufrages, ses sables tremblent sous les pas du voyageur; ils brillent, ils s’ouvrent, on s’enfonce; ils se referment et brillent.

Elle doit être terrible, la mort qui vient ainsi lentement et que chaque effort rend plus sûre, la mort qui creuse peu à peu la tombe sous les pieds même de l’agonisant, la mort dans les tangues.

Et que de trépassés dans ce large sépulcre !

Un roman de Paul Féval

La Fée des grèves: conte breton

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