Un billet de loterie

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Jules Verne

Un billet de loterie

Le lendemain, Sylvius Hog, réveillé dès l’aube, se reprit à réfléchir avant qu’on eût frappé à sa porte.

« Non, se disait-il, je ne sais vraiment pas comment je m’en tirerai ! On ne peut pourtant pas se faire sauver, soigner, guérir, et en être quitte pour un simple remerciement ! Je suis l’obligé de Hulda et de Joël, ce n’est pas contestable ! Mais voilà ! Ce ne sont pas de ces services qu’on puisse payer en argent ! Fi donc !… D’autre part, cette famille de braves gens me paraît heureuse, et je ne pourrais rien ajouter à son bonheur ! Enfin nous causerons, et, tout en causant, peut-être… »

Aussi, pendant les trois ou quatre jours que le professeur dut encore garder sa jambe étendue sur l’escabeau, ils causèrent tous trois. Par malheur, ce fut avec une certaine réserve de la part du frère et de la sœur. Ni l’un ni l’autre ne voulurent rien dire de leur mère, dont Sylvius Hog avait bien observé l’attitude froide et soucieuse. Puis, par un autre sentiment de discrétion, ils hésitaient à faire connaître les inquiétudes que leur causait le retard de Ole Kamp. Ne risquaient-ils pas d’altérer la bonne humeur de leur hôte en lui contant leurs peines ?

—    Cependant, disait Joël à sa sœur, peut-être avons-nous tort de ne pas nous confier à monsieur Sylvius ? C’est un homme de bon conseil, et, par ses relations, il pourrait peut-être savoir si l’on se préoccupe à la Marine de ce qu’est devenu le Viken.

—    Tu as raison, Joël, répondait Hulda. Je pense que nous ferons bien de tout lui dire. Mais attendons qu’il soit bien guéri !

—    Oui, et cela ne peut tarder ! reprenait Joël. La semaine finie, Sylvius Hog n’avait plus besoin d’aide pour quitter sa chambre, bien qu’il boitât encore un peu. Il venait alors s’asseoir sur un des bancs, devant la maison, à l’ombre des arbres. De là, il pouvait apercevoir la cime du Gousta, qui resplendissait sous les rayons du soleil, pendant que le Maan, charriant des troncs en dérive, grondait à ses pieds. On voyait aussi passer du monde sur la route de Dal au Rjukanfos. Le plus souvent, c’étaient des touristes, dont quelques-uns s’arrêtaient une heure ou deux à l’auberge de dame Hansen pour déjeuner ou dîner. Il venait aussi des étudiants de Christiania, le sac au dos, la petite cocarde norvégienne à la casquette. Ceux-là reconnaissaient le professeur. De là, des bonjours interminables, des saluts cordiaux, qui prouvaient combien Sylvius Hog était aimé de toute cette jeunesse.

—    Vous ici, monsieur Sylvius ?

—    Moi, mes amis !

—    Vous que l’on croit au fond du Hardanger !

—    On a tort ! C’est au fond du Rjukanfos que je devrais être !

—    Eh bien ! nous dirons partout que vous êtes à Dal !

—    Oui, à Dal, avec une jambe… en écharpe !

—    Heureusement, vous avez trouvé bon gîte et bons soins dans l’auberge de dame Hansen !

—    Imaginez-en une meilleure !

—    Il n’y en a guère !

—    Et de plus braves gens ?

—    Il n’y en a pas ! répétaient gaiement les touristes. Et, tous buvaient à la santé de Hulda et de Joël si connus dans tout le Telemark. Et alors le professeur narrait son aventure. Il confessait son imprudence. Il racontait comment il avait été sauvé. Il disait quelle reconnaissance était due à ses sauveurs.

—    Et si je reste ici jusqu’à ce que j’aie payé ma dette, ajoutait-il, mon cours de législation est fermé pour longtemps, mes amis, et vous pouvez prendre un congé sans limite !

—    Bon, monsieur Sylvius ! reprenait toute cette joyeuse bande. C’est la jolie Hulda qui vous retient à Dal !

—    Une aimable fille, mes amis, charmante aussi, et je n’ai que soixante ans, par saint Olaf !

—    À la santé de monsieur Sylvius !

—    Et à la vôtre, jeunes gens ! Courez le pays, instruisez-vous, amusez-vous ! Il fait toujours beau quand on a votre âge ! Mais défiez-vous des passes de la Maristien ! Joël et Hulda ne seraient peut-être plus là pour sauver les imprudents qui s’y hasarderaient.

Puis, tous partaient en faisant bruyamment retentir la vallée de leur joyeux God aften.

Cependant, une ou deux fois, Joël dut s’absenter pour servir de guide à quelques touristes qui voulaient faire l’ascension du Gousta. Sylvius Hog eût bien voulu les accompagner. Il prétendait être guéri. En effet, l’écorchure de sa jambe commençait à se cicatriser. Mais Hulda lui défendit positivement de s’exposer à une fatigue encore trop forte pour lui, et, lorsque Hulda ordonnait, il fallait obéir.

Une curieuse montagne, cependant, ce Gousta, dont le cône central, vallonné de ravins pleins de neige, émerge d’une forêt de sapins comme d’une collerette verdoyante qui s’épanouit à sa base. Et quel rayon de vue à son sommet ! Dans l’est, le bailliage du Numedal; dans l’ouest, tout le Hardanger et ses glaciers grandioses; puis, au pied de la montagne, la sinueuse vallée du Vestfjorddal entre les lacs Mjös et Tinn, Dal et ses maisons en miniature, véritable boîte de jeux d’enfants, et le cours du Maan, lacet lumineux qui miroite à travers la verdure des plaines.

Pour faire cette ascension, Joël partait dès cinq heures du matin, et il était rentré à six heures du soir. Sylvius Hog et Hulda allaient au-devant de lui. Ils l’attendaient près de la hutte du passeur. Dès que le bac avait débarqué les touristes et leur guide, on échangeait de cordiales poignées de main, et c’était une bonne soirée de plus que tous trois passaient ensemble. Le professeur traînait bien encore un peu la jambe, mais il ne se plaignait pas. Vraiment, on eût dit qu’il n’était pas pressé de guérir, autant dire, de quitter l’hospitalière maison de dame Hansen.

D’ailleurs, le temps s’écoulait assez vite. Sylvius Hog avait écrit à Christiania qu’il resterait quelque temps à Dal. Le bruit de son aventure au Rjukanfos s’était répandu dans tout le pays. Les feuilles l’avaient racontée — quelques-unes en la dramatisant à leur manière. De là, quantité de lettres qui arrivaient à l’auberge, sans compter les brochures et les journaux. Il fallait lire tout cela. Il fallait répondre. Sylvius Hog lisait, il répondait, et les noms de Joël et de Hulda, mêlés à cette correspondance, couraient déjà à travers la Norvège.

Cependant, ce séjour chez dame Hansen ne pouvait se prolonger indéfiniment, et Sylvius Hog n’était pas plus fixé qu’à son arrivée sur la façon dont il lui serait possible d’acquitter sa dette. Toutefois, il commençait à pressentir que cette famille n’était pas aussi heureuse qu’il l’avait pu croire. L’impatience avec laquelle le frère et la sœur attendaient chaque jour le courrier de Christiania ou de Bergen, leur désappointement, leur chagrin même, en voyant qu’il n’y avait jamais de lettres, tout cela n’était que trop significatif.

C’est qu’on était déjà au 9 juin. Et aucune nouvelle du Viken ! Un retard de plus de deux semaines sur la date fixée pour son retour ! Pas une seule lettre de Ole ! Rien qui pût adoucir les tourments de Hulda ! La pauvre fille se désespérait, et Sylvius Hog lui trouvait les yeux bien rouges, lorsqu’elle venait à lui le matin.

—    Qu’y a-t-il ? se disait-il alors. Un malheur qu’on craint et qu’on me cache ! Est-ce un secret de famille dans lequel un étranger ne peut intervenir ? Mais suis-je donc encore un étranger pour eux ? Non ! Ils devraient bien le penser ! Enfin, quand j’annoncerai mon départ, peut-être comprendra-t-on que c’est un véritable ami qui va partir !

Et, ce jour-là, il dit :

—    Mes amis, le moment approche où, à mon grand regret, je vais être obligé de vous quitter !

—    Déjà, monsieur Sylvius, déjà ! s’écria Joël avec une vivacité dont il ne fut pas maître.

—    Eh ! le temps passe vite auprès de vous ! Voilà dix-sept jours que je suis à Dal !

—    Quoi !… dix-sept jours ! dit Hulda.

—    Oui, chère enfant, et la fin de mon congé approche. Je n’ai pas une semaine à perdre si je veux achever ce voyage par Drammen et Kongsberg. Et cependant, si c’est bien à vous que le Storting doit de ne point avoir à me remplacer sur mon siège de député, le Storting, pas plus que moi, ne saurait comment reconnaître…

—    Oh ! monsieur Sylvius !… répondit Hulda, qui, de sa petite main, semblait vouloir lui fermer la bouche.

—    C’est convenu, Hulda ! Il m’est défendu de parler de cela — ici du moins…

—    Ni ici ni ailleurs ! dit la jeune fille.

—    Soit ! Je ne suis pas mon maître et je dois obéir ! Mais, Joël et vous, ne viendrez-vous pas me voir à Christiania ?

—    Vous voir, monsieur Sylvius ?…

—    Oui ! me voir… passer quelques jours dans ma maison… avec dame Hansen, s’entend !

—    Et si nous quittons l’auberge, qui la gardera pendant notre absence ? répondit Joël.

—    Mais l’auberge n’a pas besoin de vous, j’imagine, lorsque la saison des excursions est terminée. Aussi, je compte bien venir vous chercher à la fin de l’automne…

—    Monsieur Sylvius, dit Hulda, ce sera bien difficile…

—    Ce sera très facile, au contraire, mes amis. Ne me répondez pas : non ! Je n’accepterais pas cette réponse ! Et alors, quand je vous tiendrai là-bas, dans la plus belle chambre de ma maison, entre ma vieille Kate et mon vieux Fink, vous y serez comme mes enfants, et il faudra bien que vous me disiez ce que je puis faire pour vous !

—    Ce que vous pouvez faire, monsieur Sylvius ? répondit Joël en regardant sa sœur.

—    Frère !… dit Hulda, qui avait compris la pensée de Joël.

—    Parlez, mon garçon, parlez !

—    Eh bien, monsieur Sylvius, vous pourriez nous faire un très grand honneur !

—    Lequel ?

—    Ce serait, si cela ne vous dérangeait pas trop, d’assister au mariage de ma sœur Hulda…

—    Son mariage ! s’écria Sylvius Hog ! Comment ! ma petite Hulda se marie ?… Et on ne m’en avait rien dit encore !…

—    Oh ! monsieur Sylvius !… répondit la jeune fille, dont les yeux se remplirent de larmes.

—    Et quand doit se faire ce mariage ?…

—    Quand il aura plu à Dieu de nous ramener Ole, son fiancé ! répondit Joël.

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