Un billet de loterie

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Jules Verne

Un billet de loterie

On est fort instruit en ces pays scandinaves, non seulement chez les habitants des villes, mais aussi en pleine campagne. Cette instruction va même au-delà de savoir lire, écrire, compter. Le paysan apprend avec plaisir. Son intelligence est ouverte. Il s’intéresse à la chose publique. Il prend une large part aux affaires politiques et communales. Dans le Storting, les gens de cette condition sont toujours en majorité. Quelquefois, ils y siègent avec le costume de leur province. On les cite, et c’est justice, pour leur haute raison, leur bon sens pratique, leur compréhension juste — si elle est un peu lente — et surtout leur incorruptibilité.

Il ne faut donc pas s’étonner que le nom de Sylvius Hog fût connu dans toute la Norvège et prononcé avec respect jusque dans cette portion un peu sauvage du Telemark.

Aussi, dame Hansen, en recevant un hôte si universellement estimé, crut-elle convenable de lui dire combien elle était honorée de l’avoir pour quelques jours sous son toit.

—    Je ne sais pas si cela vous fait honneur, dame Hansen, répondit Sylvius Hog, mais ce que je sais bien, c’est que cela me fait plaisir. Oh ! il y a longtemps que j’avais entendu mes élèves parler de cette hospitalière auberge de Dal ! C’est pourquoi, je comptais venir m’y reposer pendant une semaine. Pourtant, que saint Olaf m’abandonne, si je croyais jamais y arriver sur une patte !

Et l’excellent homme serra cordialement la main à son hôtesse.

—    Monsieur Sylvius, dit Hulda, voulez-vous que mon frère aille chercher un médecin à Bamble ?

—    Un médecin, ma petite Hulda ! Mais vous voulez donc que je perde l’usage de mes deux jambes !

—    Oh ! monsieur Sylvius !

—    Un médecin ! Pourquoi pas mon ami le docteur Boek, de Christiania ? Et tout cela pour une égratignure !…

—    Mais une égratignure, si elle est mal soignée, répondit Joël, cela peut devenir grave !

—    Ah ! çà, Joël, me direz-vous pourquoi vous voulez que cela devienne grave ?

—    Je ne le veux pas, monsieur Sylvius, Dieu me garde !

—    Eh bien ! il vous gardera, et moi aussi, et toute la maison de dame Hansen, surtout si cette gentille Hulda veut bien consentir à me donner ses soins…

—    Certainement, monsieur Sylvius !

—    Parfait, mes amis ! Encore quatre ou cinq jours, il n’y paraîtra plus ! D’ailleurs, comment ne guérirait-on pas dans une si jolie chambre ? Où pourrait-on mieux se faire traiter que dans l’excellente auberge de Dal ? Et ce bon lit avec ses devises qui valent bien les horribles formules de la Faculté ! Et cette joyeuse fenêtre qui s’ouvre sur la vallée du Maan ! Et le murmure des eaux qui se glisse jusqu’au fond de mon alcôve ! Et la senteur des vieux arbres dont toute la maison est embaumée ! Et le bon air, l’air de la montagne ! Eh ! ne voilà-t-il pas le meilleur des médecins ! Quand on a besoin de lui, on n’a qu’à ouvrir la fenêtre, il arrive, il vous ragaillardit, et il ne vous met pas à la diète !

Il disait si gaiement toutes ces choses, Sylvius Hog, qu’avec lui, semblait-il, un peu de bonheur venait d’entrer dans la maison. Du moins, ce fut l’impression du frère et de la sœur, qui se tenaient la main en l’écoutant, s’abandonnant tous deux à la même émotion.

C’était dans la chambre du rez-de-chaussée qu’avait été tout d’abord conduit le professeur. Maintenant, à demi couché dans un grand fauteuil, sa jambe étendue sur un escabeau, il recevait les soins de Hulda et de Joël. Un pansement à l’eau fraîche, il ne voulut que ce remède. Et, en réalité, en fallait-il un autre ?

—    Bien, mes amis, bien ! disait-il. Il ne faut pas abuser des drogues ! Et maintenant, savez-vous bien que, sans votre obligeance, j’aurais vu d’un peu trop près les merveilles du Rjukanfos ! Je roulais dans l’abîme comme un simple roc ! J’ajoutais une nouvelle légende à la légende de Maristien, et, moi, je n’avais pas d’excuse ! Ma fiancée ne m’attendait pas sur l’autre bord, comme le malheureux Eystein !

—    Et quel chagrin c’eût été pour madame Hog ! dit Hulda. Elle ne se serait jamais consolée…

—    Madame Hog ?… répliqua le professeur. Eh bien, madame Hog n’aurait pas versé une larme !

—    Oh ! monsieur Sylvius !…

—    Non, vous dis-je, par cette raison qu’il n’y a pas de madame Hog ! Et je ne puis pas même me figurer ce qu’eût été une madame Hog : grasse ou maigre, petite ou grande…

—    Elle eût été aimable, intelligente et bonne, étant votre femme, répondit Hulda.

—    Ah ! vraiment, mademoiselle ! Bon ! Bon ! Je vous crois ! Je vous crois !

—    Mais, en apprenant un pareil malheur, vos parents, vos amis, monsieur Sylvius ?… dit Joël.

—    Des parents, je n’en ai guère, mon garçon ! Des amis, il paraît que j’en ai un certain nombre, sans compter ceux que je viens de me faire dans la maison de dame Hansen, et vous leur avez évité la peine de me pleurer !

—    À propos, dites-moi, mes enfants, vous pourrez bien me garder quelques jours ici ?

—    Tant qu’il vous plaira, monsieur Sylvius, répondit Hulda. Cette chambre vous appartient.

—    D’ailleurs, j’avais l’intention de m’arrêter à Dal, comme font les touristes, de manière à pouvoir rayonner de là sur le Telemark… Je ne rayonnerai pas, ou je rayonnerai plus tard, voilà tout !

—    Avant la fin de la semaine, monsieur Sylvius, répondit Joël, j’espère que vous serez sur pied.

—    Et moi aussi, je l’espère !

—    Et alors je m’offre à vous conduire partout où il vous plaira d’aller dans le bailliage.

—    Nous verrons cela, Joël ! Nous en reparlerons, quand je ne serai plus à l’état d’écorché ! J’ai encore un mois de congé devant moi, et quand je devrais le passer tout entier dans l’auberge de dame Hansen, je ne serais pas trop à plaindre ! Ne faudra-t-il pas que je visite la vallée du Vestfjorddal entre les deux lacs, que je fasse l’ascension du Gousta, que je retourne au Rjukanfos, car enfin, si j’ai failli y faire un plongeon, je ne l’ai guère vu… et je tiens à le voir !

—    Vous y retournerez, monsieur Sylvius, répondit Hulda.

—    Et nous y retournerons ensemble avec cette bonne madame Hansen, si elle veut bien nous accompagner.

—    Eh ! j’y pense, mes amis, il faudra que je prévienne, par un petit mot, Kate, ma vieille bonne, et Fink, mon vieux domestique de Christiania ! Ils seraient très inquiets si je ne leur donnais pas de mes nouvelles, et je serais grondé !… Et, maintenant, je vais vous faire un aveu ! Les fraises, le laitage, c’est très agréable, très rafraîchissant; mais cela ne suffit pas, puisque je ne veux pas entendre parler d’être mis à la diète !… Est-ce bientôt l’heure de votre dîner ?…

—    Oh ! peu importe, monsieur Sylvius !…

—    Il importe beaucoup, au contraire ! Croyez-vous donc que, pendant mon séjour à Dal, je vais m’ennuyer tout seul à ma table et dans ma chambre ? Non ! je veux manger avec vous et votre mère, si dame Hansen n’y voit pas d’inconvénient !

Naturellement, dame Hansen, quand on lui fit connaître le désir du professeur, et bien qu’elle eût peut-être préféré se tenir à part, suivant son habitude, ne put que s’incliner. Ce serait un honneur pour elle et les siens d’avoir à sa table un député du Storting.

—    Ainsi, c’est convenu, reprit Sylvius Hog, nous mangerons ensemble dans la grande salle…

—    Oui, monsieur Sylvius, répondit Joël. Je n’aurai qu’à vous y pousser sur votre fauteuil, quand le dîner sera prêt…

—    Bon ! Bon ! monsieur Joël ! Pourquoi pas en carriole ? Non ! Avec l’aide d’un bras, j’arriverai. Je ne suis pas amputé, que je sache !

—    Comme vous voudrez, monsieur Sylvius ! répondit Hulda. Mais ne faites pas inutilement d’imprudences, je vous prie… ou Joël aura vite fait d’aller chercher le médecin !

—    Des menaces ! Eh bien, oui, je serai prudent et docile ! Et du moment qu’on ne me met pas à la diète, je vais être le plus obéissant des malades ! — Ah ! çà ! est-ce que vous n’avez pas faim, mes amis ?

—    Nous ne demandons qu’un quart d’heure, répondit Hulda, pour vous servir une soupe aux groseilles, une truite du Maan, une grouse que Joël a rapportée hier du Hardanger, et une bonne bouteille de vin de France.

—    Merci, ma brave fille, merci ! Hulda sortit afin de surveiller le dîner et de préparer la table dans la grande salle, pendant que Joël allait reconduire la carriole chez le contremaître Lengling. Sylvius Hog resta seul. À quoi eût-il pu songer, si ce n’est à cette honnête famille, dont maintenant il était à la fois l’hôte et l’obligé. Que pourrait-il faire pour reconnaître les services, les soins de Hulda et de Joël ? Mais il n’eut pas le temps de s’abandonner à de longues réflexions, car, dix minutes après, il était assis à la place d’honneur de la grande table. Le dîner était excellent. Il justifiait le renom de l’auberge, et le professeur mangea de grand appétit.

Ensuite, la soirée se passa en causeries auxquelles Sylvius Hog prit la plus grande part. À défaut de dame Hansen qui ne s’y mêla guère, il fit parler le frère et la sœur. La vive sympathie qu’il éprouvait déjà pour eux ne put que s’accroître. Une si touchante amitié les unissait l’un à l’autre que le professeur en fut plusieurs fois ému.

La nuit venue, il regagna sa chambre avec l’aide de Joël et de Hulda, reçut et donna un aimable bonsoir à ses amis, et, à peine couché dans le grand lit à devises, il dormit tout d’un somme.

Un conte de Jules Verne

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