Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Rien ne troubla notre sommeil; nous fûmes de bonne heure sur nos jambes, et après un court déjeuner nous nous hâtâmes de retourner à Falken-Horst, où nous arrivâmes bientôt. Ma femme accueillit avec joie la nouvelle conquête que nous avions faite; il lui tardait de voir s’apprivoiser et passer, pour ainsi dire, dans notre domaine ces charmants pigeons. Je résolus alors d’établir mon colombier à Zelt-Heim sur le rocher, au-dessus de la cuisine. On concevra difficilement la peine que nous donna ce travail; il nous fallut détacher de forts quartiers de roc, assurer nos planches, enduire tout l’extérieur d’une couche de plâtre pour le mettre à l’abri de l’humidité, dresser un perchoir, disposer des cases, ouvrir des portes, des fenêtres. L’édifice achevé, il me restait une nouvelle crainte, c’était de savoir si les pigeons voudraient s’habituer à ce changement de demeure. Aussi un jour que je travaillais avec mon fils aîné, tandis que ses frères étaient occupés ailleurs, je lui dis : « Sais-tu un moyen de forcer nos pigeons à venir s’établir ici ?

—    À moins de magie, me répondit-il, je n’en vois pas.

—    Écoute, j’ai appris qu’on peut le faire en saturant ton pigeonnier d’anis, dont ces oiseaux sont très friands. Pour cela on pétrit ensemble de l’argile, du sel et de l’anis; on place cette masse dans l’endroit qu’on veut leur faire habiter, et ils reviennent sans cesse le picoter.

—    Eh bien, servons-nous de l’anis qu’a découvert Jack.

—    Mais je voudrais aussi en obtenir de l’huile, afin d’en enduire les ailes de nos pigeons.

—    Pourquoi donc, mon père ?

—    Parce que les pigeons étrangers les suivent alors et viennent augmenter le colombier. »

Le moyen fut à l’instant mis à l’essai; on écrasa la plante; l’huile fut tamisée; elle exhalait une odeur d’anis qu’elle pouvait bien garder encore trois à quatre jours.

Nous pétrîmes alors la masse, puis nous frottâmes d’anis toutes les places que pouvaient fréquenter les pigeons. Quand nos petits garçons revinrent, nous procédâmes à l’installation des pigeons; nous les fîmes entrer un à un dans le colombier, et nous fermâmes avec soin toutes les ouvertures. Nous nous pressâmes alors autour des fenêtres de colle de poisson pour voir leur contenance, et je remarquai avec plaisir qu’au lieu de s’effaroucher de ces nouveaux objets les prisonniers semblaient s’en accommoder fort bien et becquetaient déjà le pain d’anis. Nous les laissâmes ainsi deux jours. J’étais curieux de connaître le résultat du charme; le troisième, je réveillai Fritz; je lui commandai d’aller frotter d’anis la porte du colombier, et je rassemblai alentour toute ma famille, en lui annonçant que j’allais donner la liberté entière à nos pigeons. Je me mis alors à décrire avec une baguette divers cercles dans l’air, puis je commandai à Jack d’ouvrir la porte. Les prisonniers sortirent d’abord timidement la tête, puis ils prirent leur volée, et s’élevèrent à une telle hauteur au-dessus de nous, que ma femme et mes fils, dont les yeux ne pouvaient pas les suivre, les crurent perdus pour nous. Mais, comme ils n’avaient voulu s’élever que pour embrasser le coup d’œil du pays, ils redescendirent aussitôt, et revinrent tranquillement s’abattre près du colombier, paraissant heureux de le trouver.

« Je savais bien qu’ils reviendraient, m’écriai-je.

JACK. Et comment cela se pouvait-il ? Vous n’êtes pas sorcier ?

ERNEST. Nigaud, est-ce qu’il y a des sorciers ? »

Franz me demanda ce que c’était que la sorcellerie, et j’allais lui répondre, quand je vis les trois pigeons étrangers, suivis de quatre pigeons d’Europe, s’élever dans l’air et prendre le chemin de Falken-Horst avec une telle rapidité, qu’ils furent bientôt hors de vue.

« Bon voyage, Messieurs, dit Jack en leur tirant son chapeau et en leur faisant un grand salut.

ERNEST. Ah ! ah ! le sorcier est en défaut.

—    C’est bien dommage, répliquaient ma femme et Fritz, que ces charmantes bêtes soient perdues pour nous. »

Je ne me laissai cependant pas troubler, et, les yeux fixés sur les pigeons, je leur disais : « Allez, allez vite, et ramenez-nous des compagnons demain soir au plus tard; allez vite, et revenez. Entendez-vous, petits ? »

Je me tournai alors vers mes enfants, et je leur dis : « Voilà qui est fini pour les étrangers, voyons ce que feront nos pigeons. » Ceux-ci ne paraissaient pas disposés à suivre leurs frères; apercevant que la terre était couverte de graines, ils s’abattirent et vinrent les picoter; puis ils rentrèrent au colombier, comme s’ils en eussent eu l’habitude.

JACK. « Ceux-là, à la bonne heure, ils sont raisonnables : ils préfèrent un bon abri à une terre inconnue.

FRITZ. Eh ! ne crie pas tant après eux; tu sais que mon père t’a promis de les faire revenir; son esprit familier les ramènera. »

Ces mots firent sourire tous mes enfants, et le reste de la journée se passa à lever les yeux vers le ciel pour tâcher de découvrir les fuyards. Je commençai à n’être pas rassuré; le soir vint, nous soupâmes, et rien encore; enfin nous allâmes nous coucher.

Le lendemain matin nous nous remîmes à travailler; mes fils, moitié curiosité, moitié impatience, attendaient l’issue de l’affaire, quand Jack accourut vers nous tout joyeux, en criant :

« Il est revenu ! il est revenu ! hé ! hé !

TOUS. Qui donc ? qui donc ?

JACK. Le pigeon bleu ! le pigeon bleu !

ERNEST. Mensonge ! mensonge ! C’est impossible.

MOI. Et pourquoi donc ? ne t’avais-je pas prédit que le camarade reviendrait ? Et sans doute le second pigeon est en chemin. »

Nous courûmes au pigeonnier; notre fuyard était revenu avec un pigeon étranger, et il avait repris sa place au colombier.

Mes enfants voulurent fermer la porte sur eux; je m’y opposai en leur objectant qu’il faudrait toujours l’ouvrir plus tard. « Et puis, ajoutai-je en riant, comment l’autre entrera-t-il si nous lui fermons la porte ? »

Ma femme ne comprenait rien à ce retour merveilleux; Ernest seul soutenait que c’était le hasard. « Et si l’autre revient, lui dis-je, tu seras bien embarrassé, n’est-ce pas ? »

Tandis que nous parlions, Fritz, qui parcourait le ciel de ses yeux de faucon, s’écria tout à coup : « Ils viennent ! ils viennent ! » Et, en effet, nous ne tardâmes pas à en voir une seconde paire s’abattre à nos pieds. La joie qui les accueillit fut si bruyante, que je fus obligé de la modérer; sans quoi nous aurions effrayé nos pauvres oiseaux, qui cette fois ne seraient peut-être plus revenus. Mes petits enfants se turent, et les deux pèlerins entrèrent à leur tour dans le colombier. « Eh bien ? dis-je à Ernest.

ERNEST. C’est fort extraordinaire; mais je n’en persiste pas moins à soutenir que c’est un hasard, un hasard merveilleux, il est vrai.

MOI. Mais si le troisième nous revient avec une compagne, croiras-tu enfin à ma science, ou bien appelleras-tu encore cet événement un bonheur ? »

Nous retournâmes dîner alors, et nous reprîmes ensuite nos travaux commencés. Nous travaillions depuis environ deux heures, quand ma femme nous quitta, avec Franz, pour aller préparer le souper. Mais l’enfant revint bientôt vers nous, et nous dit, d’un ton grave, avec l’air d’un héraut : « Seigneurs, je viens vous annoncer, au nom de notre mère chérie, que nous avons eu l’honneur de voir entrer dans le colombier le pigeon fugitif avec sa compagne, et qu’il vient de prendre possession de son palais.

—    Merveilleux ! merveilleux ! » s’écrièrent tous les enfants. Nous nous hâtâmes d’accourir, et nous arrivâmes assez tôt pour être témoins d’un spectacle bien curieux : les deux premières paires, sur le seuil du pigeonnier, roucoulaient et semblaient faire des signes d’invitation à la troisième, qui, perchée sur une branche voisine, se décida enfin à entrer, après bien des hésitations.

« Je suis confondu, s’écria Ernest. Je vous en prie, mon père, expliquez-moi comment vous avez fait. »

Je m’amusai quelque temps de sa curiosité, que j’aiguillonnai encore en faisant une longue dissertation sur la sorcellerie et les sorciers, et je finis par lui découvrir le rôle qu’avait joué dans tout cela la plante d’anis. En attendant le soir, nous observâmes que les pigeons semblaient se plaire dans leur nouveau gîte. Je remarquai parmi les herbes qu’ils employaient une sorte de mousse verte semblable à celle qui se détache des vieux chênes, mais qui s’étendait en fils longs et solides comme du crin de cheval. Je reconnus dans cette plante celle dont on se sert dans les Indes pour faire des matelas, et dont les Espagnols font des cordes si légères, qu’un bout de quinze à vingt pieds suspendu à un arbre y flotte comme un pavillon.

Nos tourterelles apportaient de temps en temps des muscades, que nous recueillions au colombier, et ma femme les confiait à la terre dans l’espoir de récolter un jour cette précieuse noix.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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