Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Nous ne fûmes pas longtemps avant d’entrer dans le petit bois de pins, et bientôt nous arrivâmes à la ferme sans avoir trouvé la moindre trace de serpent. Avant de rentrer nous avions eu l’occasion de tirer sur deux éclaireurs d’une bande de singes, et j’acquis la triste certitude que les déprédateurs rôdaient depuis peu dans les environs de notre colonie.

À notre arrivée, nous trouvâmes Ernest au milieu d’une bande de gros rats dont il achevait l’extermination. Je demandai avec surprise d’où étaient tombés ces nouveaux ennemis.

« Ernest et moi, dit la mère, nous étions entrés dans la rizière pour faire notre récolte d’épis, lorsque le singe, qui nous avait suivis avec sa corbeille, quitta subitement la digue pour s’élancer sur un objet qui s’était réfugié dans un trou voisin. Ernest, auquel ce mouvement avait échappé, fut tiré tout à coup de ses réflexions par un cri plaintif suivi d’une agitation extraordinaire et d’un cliquetis de dents vraiment formidable.

ERNEST. Je m’élançai sur les traces de mon singe pour découvrir le motif de sa brusque disparition, et je le vis bientôt aux prises avec un énorme rat qui faisait de vains efforts pour lui échapper. Mon premier mouvement fut de lever mon bâton sur cet ennemi de nouvelle espèce et de l’étendre mort à nos pieds. À l’instant même, plus d’une douzaine de gros rats me sautèrent aux jambes et au visage; mais je m’en débarrassai bientôt comme du premier. Je me mis alors à examiner leur demeure, construite en forme de cylindre et formée de limon, de paille de riz et de feuilles de roseaux rassemblés avec beaucoup d’industrie.

MOI. Mais, mon cher Ernest, quel motif de haine pouvais-tu donc avoir contre ces pauvres rats pour leur faire une guerre si acharnée ?

ERNEST. Au premier moment, j’ai pensé qu’ils pouvaient être nuisibles à notre plantation, et ensuite j’ai combattu pour me défendre.

MOI. C’est bien, pourvu que cette humeur meurtrière s’arrête à la destruction des rats. Maintenant conduis-nous à la retraite de tes ennemis, afin que nous puissions l’examiner à notre aise. »

Nous le suivîmes jusque-là, et, à mon grand étonnement, j’aperçus, en effet, une sorte de hutte semblable à celle des castors, quoique sur une moindre échelle. « Il paraît, dis-je à Ernest, que les castors ont ici leurs représentants. Je croyais cependant que, comme les castors, cet animal n’habitait que les contrés septentrionales.

ERNEST. Comment ? Quels représentants ?

MOI. Je veux parler de tes ennemis les rats, si ces merveilleuses constructions sont leur ouvrage. Dans ce cas, ce sont des rats-castors, ainsi nommés à cause de leur ressemblance avec ces derniers sous le rapport des mœurs et de l’industrie. On appelle aussi cet animal ondatra; c’est peut-être le nom qu’il porte dans l’Amérique du Nord, sa patrie. Les morts nous fourniront d’excellentes fourrures.

ERNEST. Qu’avons-nous besoin de fourrures dans un pays aussi chaud ?

MOI. Ne peuvent-elles pas nous servir à faire des chapeaux de castor, lorsque nos chapeaux de feutre seront hors de service ?

ERNEST. C’est une excellente idée ! De cette manière j’aurai fait une action utile à toute la colonie. »

En retournant auprès de ma femme, qui était occupée des préparatifs du repas, nous retrouvâmes Fritz et Jack revenus de leur expédition sans avoir fait aucune mauvaise rencontre. Jack avait rapporté dans son chapeau une douzaine d’œufs enveloppés dans une espèce de pellicule, et Fritz nous montra dans sa gibecière un coq et une poule de bruyère.

MOI. « J’espère que tu n’as pas tué la couveuse sur ses œufs ?

FRITZ. Certainement non, mon cher père. C’est le chacal de Jack qui l’a surprise dans son nid, et qui lui a tordu le cou pendant que je tirais le coq au vol. Les œufs sont encore chauds; car je les ai enveloppés d’une espèce de filasse qui me vient des feuilles d’une plante presque semblable au bouillon-blanc.

MOI. C’est une production du Cap, où l’on emploie la pellicule de ses feuilles et de sa tige à faire des bas et des gants. Les botanistes la nomment buplevris gigantea. Nous pourrons la mélanger avec la fourrure des rats-castors pour la fabrication de nos chapeaux.

FRANZ. Nous avons donc des rats-castors, à présent ? Et d’où viennent-ils ?

MOI. Je vous l’expliquerai; mais, en attendant, vous pouvez en voir d’ici plus de vingt que votre frère Ernest vient d’abattre en bataille rangée. »

À ces mots ils s’élancèrent vers la hutte, où je les trouvai bientôt occupés à faire un échange amical des produits de leur chasse, tandis que la mère faisait cuire les œufs sur la cendre pour notre repas du soir.

Bientôt chacun se mit en devoir d’écorcher les rats, qui étaient de la taille d’un lapin ordinaire. Les peaux furent salées avec soin, couvertes de cendre et étendues à l’air pour sécher. Quant à la chair, nos chiens eux-mêmes la refusèrent à cause de sa forte odeur de musc.

Pendant le souper, les enfants me firent mille questions sur la cause de cette odeur de musc particulière à l’ondatra, et sur le parti qu’on en pouvait tirer.

MOI. « Cette odeur provient généralement de glandes situées entre cuir et chair dans les régions ombilicales. Elle est peut-être utile à ces animaux, soit pour se retrouver plus facilement entre eux, soit pour attirer leur proie avec plus de sûreté; cette dernière hypothèse peut être juste à l’égard du crocodile, car le musc est une excellente amorce pour le poisson.

ERNEST. Est-ce que le crocodile sent le musc ? Je ne l’avais jamais entendu dire.

MOI. Pas aussi fort que la civette, mais assez pour être rangé au nombre des animaux odorants.

FRITZ. Connaît-on une grande quantité de ces animaux, et la membrane odorante occupe-t-elle chez tous la même place ?

MOI. Les espèces odorantes sont nombreuses, et presque toutes les glandes se trouvent près de la région de l’anus. Le castor produit le castoreum, que la médecine emploie dans le traitement des maladies nerveuses. La civette possède les mêmes propriétés. Mais l’animal de ce genre le plus généralement connu est le musc, qui porte sa poche odorante au-dessous du nombril.

FRITZ. L’odeur de la civette est-elle la même que celle du musc ?

MOI. Je ne saurais l’assurer; mais, dans tous les cas, la différence ne doit pas être bien grande.

FRITZ. Par quel procédé parvient-on à se procurer ces parfums ?

MOI. En général, l’animal qui les porte les livre au chasseur avec sa vie. Il faut excepter toutefois la civette et la genette, qu’on est parvenu à apprivoiser, principalement dans le Levant et en Hollande. Pour extraire le musc, les Hollandais se servent d’une espèce de petite cuiller qu’ils introduisent dans la poche odorante de l’animal. Pour cette opération, ils enferment l’animal dans une cage, l’attirent vers les barreaux, le saisissent par la queue ou par les membres inférieurs; et, dans cette posture, il est facilement dépouillé de sa possession. L’opération se renouvelle généralement tous les quinze jours. Quant au produit, qui peut équivaloir à un quart d’once, il est versé dans un récipient de verre, et, lorsque la provision est assez considérable, on la livre au commerce.

FRANZ. Il faudra apprivoiser une civette, si nous en rencontrons; je lui ferai l’opération des Hollandais.

MOI. Sans doute, il ne restera plus qu’à l’enfermer dans le poulailler, car cet animal est grand amateur de volailles.

ERNEST. C’est pour cela que j’aimerais mieux un musc, qui ne se nourrit que d’herbe et de mousse.

MOI. Il faudrait savoir si l’herbe de tous les pays a la propriété d’engendrer le musc.

FRITZ. Est-on parvenu aussi à apprivoiser le musc pour le dépouiller de son parfum ?

MOI. Je ne le crois pas. Cet animal porte son parfum dans une poche, de la grosseur d’un œuf, située au-dessous du nombril. Cette poche, percée de deux ouvertures, contient une matière huileuse et colorée, semblable à des grains noirâtres. Lorsque l’animal est mort, on l’écorche en détachant la poche odorante que l’on fixe fortement dans la peau.

« Cette dernière précaution semble destinée à prévenir toute fraude et toute altération du parfum. Un magistrat préside à l’opération, et, lorsqu’elle est terminée, il appose son cachet sur les peaux; toutefois il n’est pas rare de voir cette surveillance déjouée par l’habileté des fraudeurs, qui savent pratiquer des incisions dans la membrane et s’en approprier le contenu. »

En conversant ainsi, nous étions parvenus à la fin de notre repas, lorsque Ernest s’écria en soupirant : « Il nous manque un bon plat de dessert pour remplacer le cabiai de Franz. »

À ces mots, Jack et Fritz coururent à leurs gibecières, et firent paraître sur la table des trésors dérobés jusque-là à tous les regards.

« Tiens. » dit Jack, en plaçant devant son frère une magnifique noix de coco et quelques pommes d’une espèce inconnue, d’un vert pâle, et dont le parfum se rapprochait de celui de la cannelle.

Ernest perdit enfin contenance, tandis que les enfants couraient çà et là en se frottant les mains avec une joie malicieuse.

« Bravo ! mes enfants, m’écriai-je : mais quels sont ces nouveaux fruits ? Est-ce un ananas que Jack nous apporte ? Avez-vous goûté cette nouvelle production ?

JACK. Non, vraiment, quoique j’en eusse bonne envie; mais Fritz m’a conseillé d’attendre que maître Knips nous eût donné l’exemple, vu que ces belles pommes pourraient bien être le fruit du mancenillier. »

Je louai hautement la prudence de Fritz; mais, en ouvrant une des pommes, je reconnus clairement qu’elle n’avait aucun rapport avec le fruit du mancenillier, qui ressemble à nos pommes d’Europe, et renferme une pierre au lieu de pépins. D’ailleurs leur grosseur et leur parfum ne permettaient pas de douter plus longtemps.

Pendant que j’expliquais ces détails sur la première moitié de la pomme, le friand Knips, qui s’était glissé à mes côtés sans être aperçu, s’empara de la seconde, et sa grimace de satisfaction ne nous laissa aucun doute sur le goût de notre nouvelle découverte.

Fritz m’ayant fait quelques questions sur la nature et le nom de ce nouveau fruit, je lui répondis que je croyais le reconnaître pour la pomme cannelle, et que, dans ce cas, c’était une production des Antilles. Je demandai à Jack si l’arbre qui la portait était un arbuste.

JACK, en bâillant : « Un arbuste ?… Oui ! oui ! certainement ! Mais j’ai une terrible envie de dormir. »

Je ris de bon cœur à cette repartie, et chacun alla suivre l’exemple du dormeur. Nous passâmes la nuit étendus sur nos sacs de coton, jusqu’à ce que l’aurore du jour suivant vînt nous éveiller.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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