Johann David Wyss

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Durant encore une semaine ou deux, nos pigeons demandèrent tous nos soins. Les trois couples étrangers s’habituèrent peu à peu à leur habitation : mais les pigeons européens, moins nombreux, réclamèrent bientôt notre assistance. En effet, les étrangers, dont le nombre s’accroissait rapidement, tant par leur ponte que par l’arrivée de nouveaux pigeons, entreprirent de les chasser, et y seraient parvenus si nous n’y eussions mis ordre. Nous tendîmes des pièges à ceux qui arrivaient, et nous dressâmes autour du colombier des gluaux que nous avions soin de retirer avant de l’ouvrir. Ce procédé procura à notre cuisine des provisions abondantes. Nous lançâmes même quelquefois l’aigle de Fritz contre les arrivants.

La monotonie de notre existence, divisée entre nos constructions nouvelles et nos approvisionnements d’hiver, fut interrompue vers cette époque par un accident arrivé à Jack. Nous le vîmes revenir un matin d’une expédition qu’il avait entreprise de son autorité privée. Son extérieur était pitoyable : il était couvert d’une boue épaisse et noire depuis les pieds jusqu’à la tête. Il portait un paquet de roseaux d’Espagne recouverts, comme lui, de mousse et de vase. Il pleurait, boitait en marchant, et nous montra qu’il avait perdu un soulier.

Nous éclatâmes de rire à cette arrivée tragi-comique; ma femme seule s’écria : « A-t-on Jamais vu un enfant plus sale ? Où es-tu allé te fourrer pour gâter ainsi tes habits ? Crois-tu que nous en ayons beaucoup de rechange à te donner ?

FRITZ. Ah ! ah ! quelle tournure !

JACK. Riez, riez : si j’eusse péri ?

MOI. Ce n’est pas bien, mes enfants, de se moquer ainsi; ce n’est ni d’un chrétien ni d’un frère; vous pouvez tous deux tomber comme lui, et que diriez-vous si l’on se moquait de vous ? Mais, mon pauvre Jack, où t’es-tu mis dans cet état ?

JACK. Dans le marais, derrière le magasin à poudre.

MOI. Mais, au nom du Ciel, qu’allais-tu faire là ?

JACK. Je voulais faire une provision de roseaux d’Espagne pour nos colombiers et autres ouvrages de même nature.

MOI. Ton intention était louable, mon pauvre garçon; ce n’est pas ta faute si elle n’a pas réussi.

JACK. Oh ! certainement elle a mal réussi; je voulais, pour tresser mes paniers, avoir des roseaux assez minces pour être flexibles; il y en avait sur le bord, mais ceux que j’apercevais dans le lointain étaient bien plus beaux et plus convenables. Je m’avançai en conséquence dans le marais pour les cueillir, en sautant de motte en motte; mais à un endroit où le terrain paraissait solide, j’enfonçai jusqu’aux genoux et bientôt plus loin. Comme je ne pouvais sortir ni me détacher, je commençai à avoir peur et je me mis à crier; mais personne ne vint à mon secours.

FRITZ. Je le crois bien, mon pauvre frère; nous serions accourus bien vite si nous t’avions entendu.

JACK. Mon pauvre chacal, qui était resté sur la rive, joignait ses cris à ma voix.

ERNEST. Beau secours ! Mais pourquoi ne t’es-tu pas mis à nager ?

JACK. À nager, quand on a de la boue jusqu’aux cuisses et des roseaux tout autour de soi ! J’aurais voulu t’y voir ! Quand je reconnus que tous nos cris étaient inutiles, je tirai mon couteau de ma poche et je me mis à couper les roseaux; puis je les rassemblai en paquet, que je réunis sous mes bras. Je fis ainsi une sorte de fascine, sur laquelle je m’étendis tout de mon long pour délivrer mes jambes. Après bien des efforts inutiles, je parvins à me dégager, et partie marchant, partie nageant, partie rampant, je parvins enfin à gagner la terre ferme; mais bien certainement je n’ai jamais éprouvé plus d’angoisse.

MOI. Pauvre garçon, Dieu soit béni, mille fois béni de t’avoir conservé !

FRITZ. Ma foi, je n’aurais pas eu la présence d’esprit de mon frère.

ERNEST. Pour moi, je ne sais vraiment pas ce que j’aurais fait.

JACK. Tu aurais eu tout le temps d’y penser dans la boue. Ah ! il n’est rien de tel que la nécessité ! c’est le meilleur maître en fait d’invention.

MA FEMME. Mais tu as oublié un de ces moyens que la nécessité emploie : la prière.

JACK. Non, non, je ne l’ai pas oublié; et j’ai récité toutes les prières que je savais; je me suis rappelé le jour du naufrage, où Dieu nous avait secourus quand nous l’avions imploré; je l’ai prié de même avec toute la ferveur possible.

MOI. Très bien, mon fils, tu ne pouvais mieux agir. Ainsi Dieu t’a sauvé; Il a donné de l’énergie à ta volonté, de la force à tes bras. La prière faite de cœur est toujours récompensée par l’éternelle Sagesse. Louange donc et gloire à Dieu, et remercions-le des lèvres et du cœur ! »

Il fallut nous occuper de la toilette de Jack; l’un lui chercha des souliers, l’autre une veste, tandis que ma femme essayait de nettoyer sa défroque dans le ruisseau. Quand il fut un peu présentable, il revint à moi, son paquet de roseaux à la main; et je ne pus m’empêcher de lui dire : « Que me veux tu donc ?

JACK. Eh ! mon père, je voudrais savoir comment on tresse une corbeille.

MOI. Comment ! tu n’es pas plus avancé ? Au reste, je veux bien te le montrer; mais tes roseaux sont trop forts et trop gros pour pouvoir être tressés : ainsi jette-les là de côté.

JACK. Eh ! non, mon père; quand ils sécheront, je pourrai facilement les fendre et les manier, et ils répondront à mes vues. »

Jack s’était assis par terre, et il avait commencé à fendre ses roseaux; ce travail lui donnait tant de mal, que ses trois frères accoururent pour l’aider.

« Arrêtez, arrêtez, m’écriai-je : avant de vous mettre à l’ouvrage, donnez-moi deux des plus forts roseaux. » Je les choisis moi-même bien droits et bien égaux, et je les attachai de manière qu’ils ne prissent aucune courbure en séchant; je voulais en faire un métier à tisser. Je taillai ensuite un petit morceau de bois à l’instar des dents d’un véritable métier, et je chargeai mes enfants de m’en confectionner une grande quantité de pareils. Étonnés de ce travail, ils m’assaillirent de questions sur l’usage que je voulais faire de mes petits cure-dents, disaient-ils; mais comme je voulais ménager à ma femme le plaisir de la surprise, je me contentai de leur répondre que c’était un instrument de musique, et qu’ils verraient bientôt leur mère en jouer des pieds et des mains. Les plaisanteries redoublèrent alors; mais je n’en tins aucun compte, et, quand je jugeai les cure-dents assez nombreux, je les serrai en souriant, et remis à un autre moment la confection du métier.

Vers cette époque, la bourrique mit bas un ânon d’une superbe espèce, et dont je résolus de me servir. Je lui donnai en conséquence tous mes soins, et je vis que ses formes, en se développant, répondaient tout à fait à mes désirs. Je lui donnai le nom de Rasch (impétueux), et en peu de temps il mérita bien son nom, car il acquit une célérité difficile à imaginer.

Nous nous occupâmes les jours suivants à rassembler dans la grotte le fourrage et les provisions nécessaires à nos bêtes pendant la saison des pluies. Nous habituâmes aussi notre gros bétail à notre voix, ou au son d’une trompe d’écorce que nous avions fabriquée, en ayant soin de faire suivre dans le commencement chaque appel d’une abondante distribution de nourriture mêlée de sel. Les porcs seuls demeuraient intraitables, et couraient là où il leur plaisait; mais nous nous en inquiétâmes peu, car nous savions le moyen de les ramener en lançant nos chiens après eux.

Il me vint alors dans l’idée que pendant la saison des pluies nous aurions besoin d’avoir de l’eau pure près de nous. Je résolus donc d’établir un réservoir à peu de distance de la grotte. Des bambous solidement fixés l’un dans l’autre me servirent de canaux pour amener l’eau du ruisseau des Chacals; je me contentai de les poser sur le sol, en attendant que je pusse les y enfouir. Une tonne défoncée fit l’office d’un bassin, dont ma femme se montra aussi enchantée que s’il eût été de marbre avec des dauphins et des néréides vomissant l’eau à pleine gorge.

Johann David Wyss

Le robinson suisse, texte intégral

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