Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Ces travaux accomplis, nous passâmes à l’inspection du tronc que nous venions de conquérir; je reconnus, après l’avoir sondé dans tous les sens, que le figuier qui nous servait de retraite ressemblait au saule d’Europe, et qu’arrivé à un certain degré de croissance, il ne se soutenait plus que par son écorce. Rien n’était donc plus facile que de placer dans la cavité l’escalier que je projetais, et cette cavité était assez spacieuse pour me permettre d’y ficher au milieu un pieu destiné à servir de pivot à la construction.

À vrai dire, cette entreprise me sembla d’abord fort au-dessus de mes forces; mais je savais que l’intelligence humaine, aidée de la patience et de la persévérance, triomphe de bien des obstacles, et je n’étais pas fâché de trouver des occasions de développer dans mes fils ces conditions essentielles du succès. J’aimais à les voir grandir et se fortifier dans une activité continuelle, qui les empêchait de regretter l’Europe et les jouissances qu’ils y avaient laissées.

Nous commençâmes par couper dans l’arbre, en face de la mer, une porte exactement de la grandeur de celle que nous avions enlevée de la cabine du capitaine. Nous nettoyâmes ensuite l’intérieur. L’ouverture pratiquée pour enlever le miel de l’essaim ne nous donnait pas assez de jour : j’y suppléai par deux autres fenêtres, que je plaçai à des distances à peu près égales; j’adaptai à chacune de ces ouvertures les trois fenêtres que nous avions prises au vaisseau, avec leurs vitres et leurs châssis. Nous fîmes ensuite, dans la partie ligneuse, et sans endommager l’écorce, des rainures pour supporter les marches de l’escalier. Nous plantâmes au milieu une poutre d’environ dix pieds, autour de laquelle je fis des rainures correspondantes à celles de l’arbre. Nous y plaçâmes les marches successivement. Arrivés à l’extrémité de la poutre, nous la surmontâmes d’une autre, qui fut fixée avec de larges boulons en fer et des câbles bien solides, et nous continuâmes ainsi jusqu’à ce que nous eûmes atteint notre chambre à coucher. Là nous ouvrîmes une autre porte, et mon but fut rempli.

Ces travaux ne s’accomplirent pas avec la rapidité que je viens de décrire : chaque jour amenait de nouveaux essais, des tentatives souvent infructueuses; mais nous étions animés par ces deux grands éléments de succès, patience et courage; nous eûmes le temps de les exercer l’un et l’autre. Ce ne fut qu’après trois semaines d’un travail opiniâtre et souvent sans résultat que nous parvînmes à faire un escalier praticable, où l’espace intermédiaire entre les marches fut garni de planches posées de hauteur au-devant de chaque degré; et, pour servir de rampe, j’attachai au sommet deux cordes qui tombaient jusqu’en bas. Mes fils ne pouvaient se lasser de monter et descendre dans le but de mieux admirer notre œuvre. Nous étions tous parfaitement satisfaits de nos faibles talents : faibles est le mot, car notre travail était loin d’être parfait; mais, tel qu’il était, l’escalier suffisait à nos besoins, et c’est ce que nous demandions.

Ces trois semaines ne furent pas cependant totalement consacrées à notre construction. Nous avions entrepris et terminé plusieurs autres travaux de moindre importance; et des événements étaient venus rompre la monotonie de notre vie habituelle.

Bill avait enfin mis bas six jolis petits dogues. Il fallut renoncer à les élever tous. Deux seulement, un mâle et une femelle, furent conservés, et les quatre autres jetés à la mer. On les remplaça auprès de la nourrice par le petit chacal de Jack. Bill se soumit sans difficulté à cette substitution.

L’éducation du jeune buffle avait été une de nos principales distractions. Je voulais le dresser à porter des fardeaux et un cavalier, comme il était déjà habitué à traîner; je lui avais passé dans le nez, à la manière cafre, un bâton avec lequel je le gouvernais comme avec un mors. Néanmoins ce ne fut pas sans difficulté qu’il se prêta à cette manœuvre. Il renversa d’abord tous les fardeaux; mais peu à peu je l’accoutumai à recevoir sur son dos d’abord le singe, ensuite Franz, puis Jack, enfin Fritz, qui le dompta complètement. Ce fut encore là un des triomphes de la patience sur des difficultés qui pouvaient au premier abord paraître insurmontables. Toute ma jeune famille prit, en domptant le buffle, des leçons d’équitation qui valaient celles du manége. Ils pouvaient sans crainte aborder désormais le cheval le plus rétif; il est certain qu’il le serait toujours moins que n’avait été le buffle.

Fritz n’avait pas négligé son aigle, qui faisait de sensibles progrès et qui s’entendait déjà très bien à fondre sur les oiseaux morts que son maître plaçait à sa portée. Il n’osait cependant pas encore l’abandonner au vol libre; il avait peur que son caractère sauvage ne l’emportât et ne le privât à jamais de sa jolie conquête. L’indolent Ernest lui-même avait entrepris l’éducation du singe. Knips était vif et intelligent; mais il apportait aux leçons la plus mauvaise volonté qu’on puisse imaginer. Il était tout à fait plaisant de voir ce grave professeur obligé de gambader presque autant que son élève pour s’en faire obéir; enfin il fit tant, qu’il habitua le malin Knips à porter sur le dos une petite hotte dans laquelle il le forçait à déposer et à porter diverses provisions. Cette petite hotte, qu’il avait construite en roseaux à l’aide de Jack, était assujettie sur le dos du singe par deux courroies qui lui prenaient les bras, et une troisième qui venait se rattacher à sa ceinture. Ce fut d’abord un supplice pour le malicieux animal : il se roula, désespéré et furieux; mais enfin l’habitude triompha, et Knips, qui d’abord ne manquait jamais d’entrer en fureur à la vue de la hotte, s’y habitua tellement qu’on ne pouvait plus la lui ôter. Jack avait moins de succès, et quoiqu’il eût donné à son chacal le nom de Joeger (chasseur) comme pour l’encourager à le mériter, la bête féroce ne chassait encore que pour son propre compte; ou, si elle rapportait quelque chose à son maître, ce n’était guère que la peau de l’animal qu’elle venait de dévorer. J’exhortai cependant Jack à ne pas se décourager, et il y mit une patience dont je l’aurais cru peu susceptible.

Pendant ce temps-là j’avais perfectionné la fabrication des bougies, et j’étais parvenu, en les roulant entre deux planches, à leur donner la rondeur et le poli des bougies d’Europe, dont elles ne se distinguaient plus que par une couleur verdâtre. Les mèches me causèrent de notables embarras; le fil de caratas, dont je m’étais servi d’abord, répondait mal à mon désir, car il se charbonnait en brûlant. Je le remplaçai heureusement par la moelle d’une espèce de sureau; ce qui ne m’empêcha pas de regretter beaucoup le cotonnier. J’avais mis aussi en œuvre le caoutchouc que nous avions recueilli; je pris une vieille paire de bas que je remplis de sable, et auxquels j’adaptai une forte semelle de peau de buffle, puis je l’enduisis de plusieurs couches de caoutchouc. Quand l’épaisseur me parut raisonnable, je brisai le moule, retirai le bas, puis, après avoir bien secoué les bottes, je les mis sur-le-champ à mes pieds, et je me trouvai avec une chaussure qui m’allait fort bien. Mes fils en furent jaloux, et ils me supplièrent de faire pour eux ce que je venais d’exécuter pour moi. Mais avant d’entreprendre un aussi long travail, je voulais m’assurer de la solidité de celui que je venais de terminer. En attendant, je façonnai de mon mieux, pour Fritz, la peau des jambes du buffle. Mes efforts furent inutiles, je ne parvins à faire qu’une ignoble chaussure avec laquelle mon pauvre enfant osait à peine se montrer. Je l’en délivrai en lui permettant, à sa grande satisfaction, de ne plus porter ce déplorable essai de mocassins.

J’utilisai encore nos deux canaux de palmier, et, au moyen d’une digue qui élevait l’eau sur un point du ruisseau, nous pûmes donner à notre courant une pente convenable qui poussait l’eau jusque auprès de notre demeure, où elle était reçue dans la vaste écaille de tortue que Fritz avait destinée à cet usage. Cette source n’avait d’autre inconvénient que celui d’être exposée au soleil, de sorte que l’eau, si elle était claire et pure, était en même temps chaude quand elle arrivait jusqu’à nous. Je résolus de remédier à ce petit désagrément en remplaçant plus tard ces canaux découverts par de gros conduits de bambous enfouis dans la terre. En attendant l’exécution, nous nous réjouîmes de cette nouvelle acquisition, et nous remerciâmes tous Fritz, qui en avait eu l’idée première.

Johann David Wyss

Le robinson suisse, texte intégral

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